Au Soleil

J’étais dans un café tout à l’heure, au Soleil, avenue Trudaine, j’attendais quelqu’un que j’aime et qui était en retard, qui est toujours en retard. Il y avait un groupe derrière moi, un groupe de jeunes parisiens nantis qui prenait un apéritif avant de se rendre à la fête d’un mariage. Toutes les filles étaient apprêtées, avec des robes extravagantes, du moins extravagantes pour elles – ce qu’elles prétendaient, avec des décolletés plongeants, des dos nus, des fentes sur les jambes et au cul. Elles se prenaient en photos dans ces robes – pour les mettre sur Facebook, disaient-elles en riant.

À un moment, il y a eu une conversation, on s’est mis à parler cadeaux.

Une fille a dit à l’homme en face, dans mon dos :
—   J’espère que notre cadeau, au moins, il va bien le prendre…
—   Vous lui avez acheté quoi, a demandé l’homme ?
—   Un gode-ceinture, a dit la fille.

Personne n’a pouffé derrière. Elle n’a pas dit ça comme une blague, elle a parlé de la future femme du garçon qui se mariait, qu’elle n’aimait pas beaucoup, trop coincée a-t-elle dit, puis la personne que j’aime est arrivée, et j’ai arrêté d’écouter.

CUT SUR/ ai-je envie de dire.

Au retour de ce dîner, vraiment très bon dîner, même si la bouffe indienne peut-être ne faut-il plus (a-t-il un jour fallu ?), j’ai fait comme on fait d’habitude, regarder ses messages, aller sur internet, vérifier que le monde est en marche, qu’il ne vous a pas oublié.

Quelqu’un m’avait envoyé un message, oui, une vidéo, celle d’un garçon dénommé Marc Martel, un canadien, dont la particularité est d’être le sosie vocal de Freddie Mercury. “Regarde ça, disait le message, je pense que cela va te troubler !”

Cela m’a troublé, c’est vrai, mais pas comme la personne qui me l’a envoyée pensait.

J’ai adoré Freddie Mercury, j’ai adoré Queen – ce ne qui n’était pas facile à exprimer à l’époque, en banlieue, à Colombes, surtout en tant qu’hétérosexuel, en tant qu’amateur de vrai rock, en tant que dur à cuire, ou à cuir – je ne portais que ça. Il n’y avait que mon Marco, et François, pour me soutenir dans cet amour.

Je parlerai de mon Marco un jour, j’en suis certain, mon frère depuis toujours, que je ne vois plus, si peu, mais qui lui est vivant, que je reverrai bientôt.

Je voudrais là parler de François.

François Laborde, il s’appelait, c’était un de mes meilleurs amis, nous étions à l’école ensemble, à la chorale ensemble, à l’Opéra ensemble. Entre autres aventures, la dernière fut d’avoir fait toute la côte Est des Etats-Unis ensemble, et le Canada, un été, pour chanter. Dans une famille qui nous hébergeait, lui et moi, un soir, dans le New Jersey, nous avons vu Le Magnifique, sur une chaine américaine, sous-titré en anglais. C’était un moment incroyable, tellement inattendu, nous nous sommes régalés. Depuis je ne peux plus voir Le Magnifique sans pleurer, regarder Belmondo sans penser à François, ni à ces balles de base-ball que cette famille nous avait offertes le lendemain matin, à notre départ, dédicacées, et dont l’une doit être dans un de mes placards.

La dernière fois que j’ai vu François c’était à un concert de Queen, au Bourget, quelques semaines plus tard. Nous y étions allés ensemble, Marc était là. Nous avons vu ce concert incroyable, avec ce chanteur incroyable, tellement unique, et puis François est reparti, il a repris son bus, lui vers Courbevoie, nous vers Colombes.

Ensuite c’était les vacances, la Toussaint, il est parti avec ses parents, que j’adorais, son petit frère. Sur l’autoroute il y a eu un problème, un accident – à cause d’une ambulance m’a-t-on dit. François et ses parents sont morts, et son petit frère, seul rescapé de l’accident, est resté très longtemps à Garches. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.

Je me souviens, par contre, de cette messe d’enterrement à Asnières, de ces trois cercueils alignés dans l’église – je devais avoir quinze ou seize ans, mais je n’ai jamais oublié cette image, j’en ai parlé dans Les Papas et les mamans d’ailleurs, je crois. Je me souviens avoir chanté pour eux, dans cette église, les yeux fixés sur leurs cercueils. Le premier vrai moment horrible de ma vie.

Je suis désolé, je ne voulais pas spécialement parler de ça, c’est le hasard. Dire des bêtises, plutôt, bien sûr, faire rire. Je suis capable, oui. Mais cela fait plus de vingt-cinq ans, ce soir, que mon ami est mort, et je voulais écrire son nom, avoir une vraie pensée pour lui, lui dire que je ne l’oubliais pas, et que je l’aimais toujours.

ADDENDUM/ La prochaine fois, je vous jure, ce sera drôle.


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4 commentaires

  1. Aussi doué pour le triste que pour le drôle, c’est ça qui est bon.

  2. angelica dit :

    Très touchant, encore plus car j’ai également perdue mon meilleur ami il y a 3 mois dans un accident de la route et ça me parait déjà une éternité sans lui… Pensées

  3. Virginie dit :

    Coulée !

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