La grâce

J’ai beaucoup de chance. Il m’est déjà arrivé, de par mon métier, de toucher du doigt des moments de grâce, d’en être à la fois le témoin et l’instigateur. C’est vraiment rare, mais cela heureusement arrive. Sur chacune de mes pièces cela est arrivé. Deux ou trois fois, pas plus. Des moments suspendus – pour employer un terme à la con ; des moments où plus rien ne peut arriver, où l’acteur, où l’actrice, où la troupe, ne fait plus qu’un avec le texte, avec l’espace, avec le public. Fred, Jeanne, Emma, Bertrand, mes Justes, tous m’ont offert, à de nombreuses reprises, au fil de ces centaines de représentations, de ces quelques pièces, des moments où l’on se dit que l’on fait le plus beau métier du monde – alors que l’on pense le contraire absolu si souvent.

Cela m’est arrivé aussi en tant qu’auteur. Je me souviens, entre autres, de la première fois où j’ai vu Andréa jouer La Nuit du thermomètre, dans la mise en scène de Damien, à Hébertot. La grâce, oui.

J’ai eu ça sur le film, très peu ; notamment quand Léa a dansé, quand le vent s’est levé, quand le silence s’est fait. Le cinéma c’est autre chose.

Il y a deux jours, nous sommes allés avec Kéthévane à Deauville sur le tournage du nouveau clip d’Alex, réalisé par Christophe. Réunion de camarades, solidarité de groupe, amour indéfectible. Et puis vingt-quatre heures à la mer, et puis respirer les embruns.

La chanson que filmait Christophe était “Avant la haine”, qu’il avait déjà filmée dans son film, Dans Paris, avec Romain et Joana. Là c’était autre chose, rien à voir, la version qui se trouve dans le nouvel album d’Alex, avec Camelia Jordana.

J’avais déjà repéré cette fille, comme tout le monde, en la voyant à la “Nouvelle Star”. Voix incroyable, personnage attachant, mais c’était de la télévision. Il y a eu son très bon single, “Non, non, non”, impeccable, puis je l’ai vue avec Alex chanter “Avant la haine” sur scène, à une soirée du magasine Serge, de notre copain Didier Varrod. Impressionnante, vraiment, parfaite.

Le tournage est terminé, tout s’est très bien passé. Comme tous les bons parisiens nous allons dîner aux Vapeurs. Les moules sont excellentes, nous buvons du Brouilly, nous sommes tous très joyeux. Pourtant j’ai passé une journée difficile, j’ai le cœur assez lourd, je suis heureux d’être ici, avec eux, mais j’ai la tête ailleurs. Ils le remarquent, me connaissent, ne me demandent rien mais essaient de me faire rire.

Le dîner se termine assez tard, nous retournons à l’hôtel Normandy, où fut filmé en partie le clip, où j’ai plein de bons souvenirs. J’ai envie qu’Alex et Camelia chantent, qu’ils se mettent derrière le piano, entendre “Avant la haine” en vrai, en buvant un Calva, se faire ce petit plaisir. Je leur demande, ils sont d’accord. C’est un peu compliqué à régler au début, il y a encore des clients dans le bar, puis le bar se vide, il n’y a plus que nous, et le maître d’hôtel, vraiment gentil, nous ouvre le piano.

Voilà où je voulais en venir : la grâce.

Voir Camelia Jordana et Alex chanter “Avant la haine”, à cinquante centimètres de nous, dans ce bar de l’hôtel Normandy, fut un moment de grâce unique, un cadeau du ciel – pour rester dans l’expression à la con. Alex est mon ami, le plus grand auteur-compositeur du moment, je suis au-delà du fan. Mais elle, que je ne connaissais pas…

Pour être tout à fait honnête, je n’avais jamais entendu ça, un son pareil sortir d’une voix, sans micro, sans acoustique, sans vocalise aucune. Et je crois savoir de quoi je parle, je crois très bien connaître le chant – petit, pour tout vous dire, j’ai fait partie du Chœur d’Enfants de l’Opéra de Paris (je m’en vante rarement), j’ai chanté dans les bras de Jane Rhodes, par exemple – Werther, à l’Opéra–Comique, je faisais une des petites sœurs, oui, et s’il vous plaît ne riez pas… Mais Camelia Jordana qui chante, je vous assure, c’est de la grâce, c’est ce qu’on aime dans nos métiers, ce qui nous fait rester vivants, cette étincelle et cette rareté, ce don, ce talent, d’autant plus impressionnant que naturel, et délivré sans aucune frime, ni pose, ni étalage de vieux cabot.

Je suis heureux, vraiment, d’être allé à Deauville avant-hier. J’y retournerai. Et je ne raterai plus Camelia en concert. Jamais.

ADDENDUM/ Photo de plateau personnelle, un peu minable, et exagérément trafiquée, pardon.


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3 commentaires

  1. Carine dit :

    ( elle n’a rien de minable la photo… et votre demande de ne pas rire est arrivée trop tard, j’avoue )

  2. Je trouve ce billet magnifique et cette photo bourrée de charme.
    T’embrasse.

  3. Carine dit :

    photo minable : 1 avis / photo pas minable : 2 avis, vous perdez

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