Le goût amer de la défaite

Guy, le père de mon Marco, avait une étrange habitude : à chaque fois qu’un match du Quinze de France avait lieu, il sortait de la commode du salon une bouteille de whisky, la posait sur la table et, dès que les français marquaient un essai, s’en servait un petit verre – notons que cela ne marchait qu’avec les essais, pas avec les pénalités ni les drops.

Les matchs du Tournoi des Cinq Nations ayant lieu le samedi après-midi, il n’était pas rare, lorsque la France avait flambé, de le retrouver à cinq heures somnolant sur le fauteuil – ce qui nous permettait à nous, qui insistions souvent pour regarder le match avec lui, de finir la bouteille, puis de partir vers de nouvelles aventures plus guillerets, très en forme. Lorsque le score était nul, en revanche, que la France n’avait marqué aucun essai, il rangeait la bouteille sans même l’avoir débouchonnée, reposait le verre dans la cuisine.

J’ai pensé à lui ce matin, en regardant la finale. Lorsque Dusautoir a marqué, je me suis demandé si Guy se servait un petit verre – d’autant que Nanou n’était plus là pour lui faire la moindre remarque. Nanou avait coutume de dire que j’étais son sixième fils, sans doute a-t-elle été un peu ma deuxième mère.

Je pense rarement à mon enfance, je n’en suis pas obsédé du tout, quelques images me viennent parfois, quelques personnes, qui m’étaient chères, disparues ou vivantes. Je n’ai pas à en “guérir”, elle ne m’a pas rendu malade, comme certains, je n’en suis pas nostalgique, ni allergique, c’était juste une enfance, un moment à passer. Et j’ai eu beaucoup de chance.

C’était un très beau match, vraiment, ils ont très bien joué, n’ont pas eu beaucoup de chance. Très mauvais arbitrage mais ce n’est pas une excuse. Ils ne s’en sont pas servis, d’ailleurs, sont restés dignes dans la défaite.

Avant d’aller prendre une douche je me suis refait un café, je suis allé regarder les nouvelles. Il y en avait une vraiment triste : un jeune motard était mort ce matin au Grand Prix de Malaisie. Il avait 24 ans, s’appelait Marco Simoncelli. Je n’y connais rien en courses de motos, ni en courses de voitures, je n’ai même pas mon permis, je déteste la vitesse, tous ces cons qui roulent vite, mais mourir à 24 ans dans une course de motos, cela est tellement triste. D’autant que le garçon semblait être un grand espoir du circuit, et qu’il avait une très bonne tête. Le drame est d’autant plus affreux qu’après avoir dérapé et chuté, quelques instants après le départ, son casque s’est détaché et deux coureurs l’ont percuté, dont Valentino Rossi, le champion du monde de la discipline, un de ses meilleurs amis.

Il y avait un lien dans la dépêche, celle de sa page Facebook. Je suis allé voir. Une heure à peine après sa mort, 1.591 personnes y avaient laissé un message. Cela est étrange, vraiment. Il y a une semaine encore, il publiait des photos de lui dans une bouée, faisant l’andouille, et quelques jours plus tôt, il avait une pensée pour un de ses collègues japonais, Showa Tomizsawa, décédé un an plus tôt dans une course.

Un de mes “amis Facebook” est mort, aussi, depuis quelques mois, et sa page est toujours active. De temps en temps, je vois sa photo s’afficher sur la gauche. Je ne le connaissais pas personnellement, c’était un ami d’amis, qui avait aimé mon film, me l’avait écrit. Je suis allé voir si sa page était toujours active, elle l’était. Une comédienne connue y avait laissé un mot il y a quatre jours : “Tu me manque”, sans “s”, et la faute était liée au chagrin.

J’ai pris une douche, me suis habillé, je suis sorti. Acheter du pain, une salade et des clopes. Avenue Niel, j’ai vu deux scooters renversés, à un croisement, et trois personnes sur le bitume. J’étais moi aussi en scooter, je me suis précipité, ai grillé un feu rouge. C’était trois jeunes filles sur le sol, qui s’étaient rentrées dedans, mais cela ne semblait pas bien grave, l’un d’entre elles rigolait. J’ai éteint mon scooter, l’ai mis sur sa béquille, me suis dirigé vers ces filles. Elles se relevaient déjà, en riant. Rien de grave, non. Petites bourgeoises jolies du dix-septième arrondissement, un peu stupides, et même pas saoules.

Tout va bien ? j’ai demandé.

Tout va bien, elles m’ont dit.

Ne vous inquiétez pas.

ADDENDUM/ J’aime beaucoup beaucoup ce monsieur, Thierry Dusautoir, capitaine du Quinze de France (en blanc sur photo).


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1 commentaire

  1. Virginie dit :

    J’aime bien le début ;))))

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