Le hors-jeu de position

Depuis quelques mois, à chaque fois que je vais boire un verre dans un bar, je me retrouve assis à côté d’un couple illégitime. Celui-ci est assez bas de gamme, et nous sommes place Clichy, une espèce de moules-frites, en face de chez Casto. Je suis seul et j’ai froid. Il est huit heures du soir.

Pourquoi tu te barres pas ? demande la femme.
J’ai peur, répond l’homme.
T’as peur parce que t’as pas les couilles, c’est ça ?

L’homme la regarde sans rien dire. La discussion commence à peine et je la devine assommante. J’ai envie de changer de place. Je regrette d’avoir écrit Une Scène, je me dis que la malédiction vient de là.

Si t’as pas de couilles, poursuit la femme, tu n’as qu’à faire joujou. Mais pas avec moi.
Je suis pas un artiste, répond l’homme.

Je ne vois pas ce que le fait d’être un artiste a à voir – la femme non plus, visiblement.

Ça veut dire quoi ? demande-t-elle.
Ça doit être plus facile quand on est un artiste.

La femme semble n’avoir rien à répondre. Moi si. Mais je me tais. Abruti !

À chaque fois, je remarque, la femme est plus large que l’homme, plus lourde, celle-ci est assez grasse. L’homme a l’air d’un enfant à côté. Un enfant apeuré.

Moi, il faut me laisser me remettre de mes émotions, elle reprend. Moi avec Gwenaël, on se défonçait la gueule. La dernière fois que je l’ai vu, on était en train de picoler à trois heures de l’après-midi…

Je ne comprends rien à cette conversation. Ces gens m’ennuient tellement. Et je déteste la place Clichy. C’est vraiment la plus moche de Paris. La place Clichy et Stalingrad. Horribles. Et puis je ne vais jamais chez Casto. La dernière fois que je suis allé chez Casto c’était pour acheter une ampoule, le genre en longueur, qui va dans les cuisines, mais ce n’était pas la bonne longueur, j’ai pris trop long, ou trop court, ça n’allait pas.

Le monde vit des heures très intenses, je ne sais pas. Ils pourraient lancer des sujets, émettre des avis, avoir des réflexions, ils pourraient m’apprendre des choses, des choses intéressantes, parler de la différence entre les compositeurs pianistes, tels que Liszt, et les compositeurs non-pianistes, comme Berlioz. Je pourrais tomber sur un couple qui n’a pas le même avis sur le hors-jeu de position, ça peut être formidablement romanesque le hors-jeu de position, l’idée même du hors-jeu de position, ou bien, rêvons un peu, un couple qui argumenterait, même avec véhémence, même en se collant des pains, sur l’immortalité de l’âme – l’homme serait du côté de Platon et la femme d’Aristote. Ils se colleraient des pains. Mais non. T’as peur parce que t’as pas les couilles… Et vilains, avec ça.

En même temps, un moules-frites, place Clichy, en face de chez Casto…

Les gens ne sont pas exceptionnels, rien n’est plus ordinaire qu’un couple illégitime.

Le mien était bien meilleur.

Je retire ce que j’ai dit. Une Scène, la vie. Je ne regrette pas.


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2 commentaires

  1. Ginie dit :

    C’est quoi ce coup de blues ? Il y en a pour tous les goûts, pour tous les corps, pour tous les esprits. Bref pour tout le monde.
    Je pense que tu as serieusement besoin d’un peu de soleil Tu devrais venir cueillir de la chaleur, du rire et même encore du rire chez nous.
    A bon entendeur, salut !

  2. MrSucre dit :

    Je viens de découvrir ton blog par Benjamin Nicolas qui parle de ton film « Un francais »… magnifique ! De la poésie !! Bravo

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