Albert et Maria

Dimanche dernier, avec Christophe, nous avons parlé élégance. L’élégance. C’est un mot étrange à écrire aujourd’hui, novembre 2017, un mot qui semble presque à la con dans un monde qui en manque cruellement. Pourtant c’est un très joli mot. “Délicatesse morale” dit le Larousse. Délicatesse morale. Je lui ai montré du coup le dernier livre que j’avais acheté – et il savait très bien que cela faisait dix ans que j’attendais de lire ce livre, même si je ne pensais pas qu’il serait aussi gros. Il fait 1.300 pages, ce sont les correspondances d’Albert Camus et de Maria Casarès. 1.300 pages d’élégance, de délicatesse morale.

1.300 pages d’amour fou.

Kéthévane l’a saisi, soupesé – il doit faire dans les deux kilos, et nous nous sommes posés la question de la correspondance. Quel couple d’amoureux, aujourd’hui, en quinze ans, même d’amoureux illégitimes, adultérins, s’écriraient dans les 1.300 pages, écrit petit, en grand format ? S’écrire des lettres, ou même des mails, quelle drôle d’idée.

C’est quand j’ai commencé à travailler sur Les Justes, quand j’ai monté la pièce, que j’ai découvert la relation amoureuse entre Camus et Casarès – et c’est à ce moment, à ce moment seulement, que j’ai compris ce texte, tout s’est soudainement éclairé. Ce n’était pas qu’une pièce politique, c’était aussi une histoire d’amour, une histoire d’amour personnelle, impossible. Cela ne se disait pas avant, cela ne se savait presque pas – Camus était marié, et il n’a jamais divorcé. Je devais avoir seize ans quand, pour la première fois, j’ai lu Les Justes. Je crois que c’est ma prof de français qui nous l’avait fait lire en première. Et puis voilà, tout ne s’explique pas, j’ai lu Les Justes, et, refermant le livre, je me suis dit qu’un jour je le mettrai en scène, je le mettrai en scène moi, je le savais. Pourtant, à l’époque, le théâtre ne m’intéressait pas, je faisais de la musique, je voulais faire de la musique, ma vie, moi, c’était la musique – l’écriture, bien sûr, et la musique. Et le temps a passé, écrire est devenu mon métier, j’ai fait de la musique, oui, mais, par le plus grand des hasards, un jour, je me suis retrouvé auteur et metteur en scène de théâtre. J’ai fait une pièce, puis deux, puis trois, j’ai rencontré Frédéric Andrau, j’ai rencontré Jeanne Rosa, soit le meilleur des Yanek, la meilleure des Dora : “Allez les gars, ai-je dit, allez, on fait Les Justes.

Ils m’ont regardé comme si j’avais bu, comme si cela allait me passer, comme si cela était une lubie, un truc qu’on dit quand on est bourré. Mais non, je n’avais pas bu : je m’étais dit cela à moi-même, vingt ans plus tôt, que je monterais Les Justes, et la vie m’avait amenée là, à tenir ma parole, par le plus grand des hasards, ou par une chance inouïe je ne sais pas – je ne crois pas tellement au hasard, je ne crois pas du tout au destin, mais je crois évidemment à la chance, il faudrait vraiment être fou pour ne pas croire à la chance.

Nous avons donc monté Les Justes, avec Jeanne, avec Fred, beaucoup d’autres, et cela a pris deux ans de ma vie. Deux putains d’ans de ma vie consacrés à monter ce texte de Camus, la plus belle pièce de théâtre au monde, du moins pour moi, à aller la jouer partout, dans des grandes salles, devant plein de jeunes, qui découvraient, exaltés et tremblants – comme je l’étais moi à seize ans, la force et la puissance de ce texte. Avec mes comédiens déments, Fred en Yanek, Jeanne en Dora, et mes sept autres, vraiment déments.

Ce n’était pas très malin de ma part, à ce moment-là de ma vie, jeune auteur de théâtre, qui avait fait trois pièces, et qui commençait à percer, qui jouait dans des salles prestigieuses, qui était nommé aux ”Molières” – et toutes ces conneries-là, d’aller monter Les Justes-de-Camus. Seulement je n’en avais rien à foutre, de toutes ces conneries-là, il fallait que je monte Les Justes, cela ne se discutait pas, même si ce n’était pas hype. C’était la chose la plus importante dans ma vie : raconter cette histoire, cette histoire politique, ce thriller, et aussi cette histoire d’amour, celle de Yanek et de Dora, celle d’Albert et de Maria.

On ne fait pas toujours tout pour la hype, pour le pognon, pour la gloriole, et je ne crois pas m’être trompé. Si je meurs demain, par exemple, la chose dont je suis le plus fier jusque-là, plus que les prix pour les films, ou pour mes livres, mes pièces à moi, c’est que mon nom est cité dans la Pléïade de Camus, que notre version des Justes est citée, a été adoubée, par les camusiens véritables. Je me souviens très bien de ce moment, d’ailleurs, c’était tellement inconcevable, c’est un homme qui, un jour, m’a appelé, un numéro que je connaissais pas, et donc je n’ai pas répondu, et il m’a laissé un message, pour que je le rappelle, il m’a donné son nom : un des camusiens que j’avais rencontrés, qui était venu voir la pièce, je me souvenais vaguement de lui. Je l’ai rappelé, et il m’a dit, en gros, qu’il avait énormément aimé notre version des Justes, qu’il était en train de terminer la rédaction du volume de la Pléïade de Camus consacré au théâtre, et il me demandait mon autorisation pour pouvoir dire mon nom – enfin, mon faux nom, Diastème, citer ma mise en scène. Je me souviens que ce n’était pas une période très très drôle de ma vie, je n’arrivais pas à monter un second film, je n’avais pas de pièce en chantier, je n’avais plus d’argent, je désespérais un peu, et j’ai reçu ce coup de fil, de ce monsieur adorable. Cela a fait ma journée, ma semaine et mon mois. Cela m’a fait un bien fou. Je n’ai jamais été aussi fier de ma vie.

Huit années ont passé, je suis dans la Pléiade, je peux mourir tranquille. Je repense à mes Justes tout le temps (mes “cons de Justes,” comme dit papa Gérard Gélas, le directeur du Chêne Noir, à Avignon, mon théâtre préféré au monde, où nous avons créé la pièce), au point que le film que je suis en train d’écrire n’a pas rien à voir avec eux, mes “cons de Justes”, il leur doit tout. Et j’ai ce livre en face de moi : “Correspondances”, Albert Camus et Maria Casarès (Gallimard, 1.300 pages).

Je suis en train de travailler, je suis en train d’écrire un film, je n’ai pas le temps de le lire là, il est trop gros, je picore quelques lignes au hasard – il l’appelle “mon chéri” et cela me brise le cœur.

“Ma petite Maria, je viens de rentrer, je n’ai pas du tout sommeil et j’ai une si grande envie de t’avoir près de moi qu’il faut bien que je vienne à ma table pour te parler comme je le peux.”

Je vais adorer ce livre-là. Vous allez l’adorer aussi.

ADDENDUM / J’ai raconté cette histoire très souvent, pendant les deux ans de nos Justes, lors des rencontres avec les spectateurs, mais il se trouve que ma grand-mère maternelle, à Alger, enfant, vivait dans le même immeuble que la mère de Camus, qui était illettrée, une femme de ménage – comme l’est devenue ma grand-mère. Je ne sais rien d’autre de cette histoire, je ne connais pas bien ma famille, cela est comme ça, je sais peu de choses. Je n’ai pas aimé Camus pour ça, espèce d’atavisme familial, ce pays où sont nés mes parents et Camus, dans lequel ils ont grandi, et que je n’ai moi jamais foulé, que je ne connais pas. Mes parents se foutent de Camus – en tout cas ils ne l’admirent pas. Mais il y a, vieillissant, cette chose qui me perturbe, qui me dit que, peut-être, si je l’ai tant aimé, si je l’aime tant, si cet homme a été aussi important dans ma vie, il peut y avoir aussi de ça. Et cela, étrangement, me trouble et me bouleverse.


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2 commentaires

  1. Bonjour Diastème
    Je suis le directeur d’un petit théâtre sur Le Havre, tu le connais et me connais, nous avions monté il y a quelques années « la nuit du thermomètre » avec ma fille Gabrielle et un peu plus tard « la tour de Pise » que tu es venu voir à l’époque.
    J’ai vu « les justes » au chêne noir l’année de sa création, très beau travail, à tous points de vue et c’est cette vision de la pièce de Camus qui me donne envie de monter aujourd’hui « état de siège ».
    Merci pour tout, merci pour « la nuit » pour « la tour de Pise » pour « 107 ans » pour « le bruit des gens autour », pour « un français »
    Beaucoup de bonheur pour toi et tes futurs projets
    bises Thierry

  2. JEGOUIC dit :

    Bonsoir,

    J’avoue je connais peu Albert Camus, j’ai un vague souvenir d’études de textes en Français avec son roman  » L’étranger « .
    A vous lire, j’ai envie d’aller à la découverte de ces 1300 pages  » de délicatesse morale  » comme vous dites. Juste que je vais probablement manquer de temps car prise par un nouveau travail.
    Heu, sans vouloir m’immiscer dans l’écriture de votre prochain film, il me vient tout de même l’envie de vous transmettre le titre d’un de mes livres préférés :  » Lettre à Laurence  » écrit majestueusement par Jacques de Bourbon Busset en hommage à sa femme Laurence de Saintonge qu’il avait prénommée Le Lion …
    Voilà, c’est dit !

    Bien spontanément à vous, Caroline Jégouic

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