Fakir

“Associés aux actes magiques ou surhumains, les fakirs, dans l’univers occidental, sont communément associés aux planches à clous, à la lévitation, et parfois au charme de serpents”. C’est du Wikipédia, oui, c’est mal écrit, mais ça suffit très bien, et moi je cite mes sources.

Je connais des fakirs, j’en connais plein, dans la vie de tous les jours. Des gens qui dorment sur des planches à clous. J’en connais dans la vraie vie, ce n’est pas très spectaculaire, bien qu’atrocement douloureux. Ils ne dorment pas très bien. Ils ne dorment pas. Pour nombre de raisons.

J’avais écrit ça il y a longtemps, ça m’avait valu des lettres, mais je maintiens : des 11 septembre, des horreurs, il s’en passe des millions chaque jour, les gens doivent vivre avec, après, ou pas. Mais je m’éloigne.

Une des théories de Jean Rostand, fils d’Edmond, très grand homme lui aussi (qui m’a donné l’idée d’un livre, “In Paradisum”) était que le Monde n’existe pas (et je résume sans doute maladroitement). Le Monde n’existe qu’à notre naissance et il s’achève à notre mort. Nous sommes le Monde, et ce qui nous arrive est l’Histoire. Une pensée romanesque et drôle, mais aussi très humaniste, puisque notre seule charge, notre devoir, est que ce monde soit le meilleur possible.

Je voulais écrire sur Ben Laden, cette envie m’a traversée, Ben Laden et le meurtre des trois petits-enfants de Kadhafi. J’avais un très bon titre, “Les (un peu) Justes”. C’était à cause de ce commentaire de Juppé après la mort de Ben Laden, commentaire qui m’a révolté : “Justice est faite.” Et puis la mort de ces enfants – dommage collatéral, et de la mère de ces enfants.

J’ai longtemps travaillé sur “Les Justes”, je connais bien, je sais la pièce encore par cœur : Ouvre les yeux et comprends que l’Organisation perdrait son pouvoir et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes. — Je n’ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera.

Ou bien : Frères, je veux vous parler franchement et vous dire au moins ceci, que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l’honneur. Et si un jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l’honneur, je m’en détournerais. Si vous le décidez, j’irai tout à l’heure à la sortie du théâtre, mais je me jetterai sous les chevaux. — L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches. — Non. Il est la dernière richesse du pauvre.

Je ne sais pas vous, mais moi ça m’a du bien de taper ça, de redire Camus avec mes doigts, de me souvenir à quel point j’aime cet homme et à quel point je n’aime pas ce monde. “Justice est faite.” Pauvre monsieur.

Je n’ai finalement pas écrit ce texte, ce n’aurait pas été très drôle –même si je ne suis pas persuadé-persuadé que cette chronique soit tordante – alors que nous devions parler pole-dance, je vous le rappelle.

Tout à l’heure, au Zénith, j’ai vu un fakir. C’est en le regardant faire que j’ai eu l’idée de ce texte – ou plutôt l’image de ce texte. Il s’appelle Bruno, tout le monde l’appelle Cali. 5.000 personnes l’ont portées à bout de bras, de la scène du Zénith jusqu’en haut des gradins. Aller et retour. Incroyable spectacle. Je l’avais vu faire à l’Olympia, mais au Zénith c’était grandiose. Comme son spectacle. Fabuleux. Grand monsieur. Pas un concert, un spectacle. Grand artiste. Que les narquois, les sceptiques, aillent le voir sur scène, chez lui, et après on en reparle.

Ce concert m’a un peu bouleversé pour tout vous dire – mais sans doute suis-je pas mal fatigué, ai-je besoin de vacances. C’était très beau à voir, à entendre, très simple, très droit, très beau. Ce fakir traversant cet espace, sur des doigts en forme de clous, milliers de doigts, milliers de clous. Petit être porté par d’autres.

Je n’ai pas de chute. Comme les Monty Python. Et je n’ai pas de Terry Gilliam avec moi pour me faire un dessin. Faîtes le dessin vous-même. Je vous fais confiance.

Je vais aller dormir, oui. Je vais penser à tous mes autres fakirs qui, eux, ne dorment pas, empêchés par ces clous. Je vais penser à Jean Rostand, fredonner “Je te veux maintenant”, je vais attendre que le sommeil arrive. Même si ce n’est pas ma nature, parfois je sais être patient.

ADDENDUM/ La petite pièce comique que nous avons écrite avec Salomé se jouera à partir du 24 de ce mois dans l’excellent festival “Mises en capsules” du Ciné 13. Toutes les infos ici. Ça ne parle pas de fakir du tout.


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3 commentaires

  1. la fille en rose dit :

    « … et lever les bras ! » !…
    Cali, Cali, Cali…
    Encore « un peu bouleversé »e moi aussi…!
    Oui, très beau Fakir hier au Zénith !… Du grand spectacle.
    Mais comment fait-il ça ?…

    Revoir encore le beau clip « Je te veux maintenant » !

  2. Michaèle dit :

    Ah! Vous êtes revenu…

    Finalement, ça doit être ça, le style : revenir à soi.
    Ce que vous écrivez à propos de ce que vous n’allez finalement pas écrire (j’adore), en dit tellement plus que ce que vous auriez pu avoir la tentation d’écrire.
    Or, donc vous maugréez.
    – Qu’y a-t-il, Diastème, ça vous plaît pas qu’on l’ait
    dégommé Ben Laden?…
    – Non!
    – … Alors quoi? Il fallait le garder vivant?… C’est ça?….
    – … non plus.
    Ah! Mais vous savez que vous êtes compliqué! Vous êtes comme le Talmud : Quand la pierre tombe sur la cruche, malheur à la cruche. Quand la cruche tombe sur la pierre, malheur à la cruche. C’est toujours malheur à la cruche. Il n’y avait pas de bonne réponse, la question était insensée.

    Je ne partage pas votre point de vue sur le 11 septembre. Ce n’était pas une horreur comme les autres mais une insulte à l’humanité, la volonté mauvaise de la défigurer, et même de la dé-visager. Au sens où Lévinas disait que face au visage de l’autre, on fait l’expérience de ce que c’est, que se sentir responsable « pour l’autre ».
    C’est pour ça. Pour ça, que le visage de B.L (j’arrive plus à l’écrire), nous reste en travers de la gorge.

    Bon, voilà. Heu… les Monty Python, une prochaine fois, peut-être?

  3. Manon dit :

    Parfois j’ai envie de pleurer…Parfois je tremble… Parfois j’ai mal… Et puis il est là… Un peu comme un enragé. Un enragé qui m’a sauvé. (et qui au passage m’a fait découvrir ce « blog ». Diastème j’aimais déjà beaucoup puis ça j’aime toujours) J’ai aussi beaucoup aimé ce que vous? tu? as/avez dit sur Cali dans Serge. Rien de plus.

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