Déjeuner en paix

Je ne sais pas pourquoi Valentine a mis ce clip sur sa page Facebook. Je ne savais pas qu’elle aimait Stephan Eicher. J’ai cliqué et j’ai regardé ce clip. Il m’a ramené longtemps en arrière.

Moi aussi j’aimais Eicher. Beaucoup. Dès le premier album, “Les Chansons bleues”, que peu connaissent, avec sa magnifique reprise du You’ve lost that lovin’ feelin’ de Phil Spector. On me disait que nous nous ressemblions un peu – la tignasse, la boucle d’oreille, la fossette, il y avait quelque chose, oui, mais ce n’était pas pour ça.

Je me souviens d’un de ses premiers concerts en France, c’était à l’Olympia, un dimanche soir, la salle n’était pas pleine. Il était seul sur scène, avec ses machines et sa guitare. Je me souviens de son gilet noir et de sa chemise blanche, son vieux jean et ses bottes. Par le plus grand des hasards, j’étais habillé pareil, et cela avait fait rire les amis qui m’accompagnaient. Quelque chose, oui.

Quand il s’est mis à travailler avec Djian, cela m’a semblé naturel, puisqu’à l’époque Djian était mon écrivain français vivant préféré. Je n’étais pas le seul à l’aimer, les gens de ma génération, nourris de rock et de littérature américaine, ont tous pris la même claque avec ses premiers livres. Leur association était évidente, d’autant qu’elle fut ourdie par Antoine, notre maître à écouter d’alors, celui qui nous faisait découvrir chaque semaine de nouveaux groupes, de nouveaux chanteurs, de nouveaux sons.

Les Enfants du Rock, cela s’appelait. Nous en étions.

J’abandonne sur une chaise le journal du matin / Les nouvelles sont mauvaises d’où qu’elles viennent. Quel début romanesque, quelle belle chanson ! Et puis ce quatuor à cordes en intro… J’aime tout dans cette chanson. Est-ce que tout va si mal / Est-ce que rien ne va bien ? L’entrée de la batterie. Plus rien ne la surprend sur la nature humaine. Les petits solos de guitare années quatre-vingt, à la Scorpions, un peu ringues. Crois-tu qu’il va neiger me demande-t-elle enfin / Me feras-tu un bébé pour Noël ?

J’ai rencontré Stephan Eicher il y a quelques années, il était venu nous voir jouer La Nuit du thermomètre à Bruxelles, nous avions dîné ensemble ensuite, avec Emma et Fred, une belle soirée, un bon souvenir. Je l’ai recroisé longtemps après, à un anniversaire d’Antoine, nous avons discuté un peu. Frédéric Lo était là, qui produisait ses disques. Joie de parler avec cet homme.

Djian, je ne l’ai jamais rencontré. Nous n’avons discuté qu’une fois, longuement, au téléphone, pour un projet qui fut abandonné sur Richard Brautigan. Il m’a paru doux et sage, loin de l’idée que nous nous en faisions à l’époque, simplement sympathique.

Je ne sais pas pourquoi je n’écoute plus Stephan Eicher, je ne sais pas pourquoi je ne lis plus Philippe Djian – sans doute quelques-unes de leurs œuvres les plus récentes m’ont moins plu. Ou peut-être est-ce moi qui ai changé. Je n’écoute plus beaucoup de rock, je ne lis quasiment plus de littérature américaine. Mes cheveux sont plus courts, et si je porte encore un anneau à l’oreille, il m’arrive fort souvent de l’oublier (il y a quelques semaines on me fit une remarque à ce sujet, et je m’entendis penser : Quelle boucle d’oreille ?). Je ne porte plus de bagues, plus de santiags, plus de gilets. Mes envies de tatouages se sont envolées avec le temps. Je ne me révolte plus à tout bout de champ, je ne me bats plus jamais, je suis en train de devenir la femme de la chanson, plus rien ne me surprend sur la nature humaine, et quand le soleil inonde Paris, comme c’est le cas aujourd’hui, j’ai juste envie, moi aussi, enfin si vous le permettez, de déjeuner en paix.

ADDENDUM/ Si ce petit texte vous a donné envie de réécouter la chanson c’est ici. Remerciez Valentine.


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4 commentaires

  1. Michaèle dit :

    Voilà.
    C’est ça.
    C’est exactement ça, que j’adore chez vous. Comme quelqu’un qui vous choperait par la manche, vous stoppant net dans votre course pour-fuite :  » Hé! Ho, c’est moi!… Tu me reconnais pas?  » Heu… Non. Mais je vais essayer. Ah!… Oui, j’me rappelle : Eicher… un bébé pour Noël…c’est vrai que les nouvelles sont mauvaises. Encore et encore. Et en plus, il disait ça avec son accent de merde, qu’on a fini par aimer. On se disait  » Le pauvre. Déjà qu’il est suisse. ET suisse-allemand, de surcroît! Pas en rajouter. »
    Mais oui, mon cher, maintenant que vous le dites, ça me revient. On a tous eu une chemise blanche.
    Autant dire qu’on s’est presque connu. C’est comme un éblouissement, un éclat de soleil saisi dans la fenêtre d’en face, qui se refermerait brusquement. Le soleil a tourné, puis, accidentellement, au moment où vous vous y attendez le moins, il vous interrompt, vous fait voler en éclats.
    Vous étiez là, tranquille, sur le point de vous allumer un carré de chocolat noir, dites…

  2. S’encanailler, puis se décanailler avec le temps.

    Avec le temps…
    Avec le temps, va, tout s’en va
    Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu
    Et l’on se sent glacé dans un lit de hasard
    Et l’on se sent tout seul peut-être mais peinard
    Et l’on se sent floué par les années perdues, alors vraiment
    Avec le temps on n’aime plus.

  3. karine dit :

    oui le revoir avec plaisir …
    sinon ça y est on m’a prêté « les papas et les mamans » que je suis en train de lire… je fais des rêves bizarres…
    bises
    k

  4. Hopanie dit :

    Les premiers albums d’Eicher sont mes préférés, je me souviens que « Komm Zurück » m’avait réconciliée avec la langue allemande détestée à l’école. Je me souviens d’une salle à moitié vide au Théâtre de la Ville je crois, et lui tout seul avec ses machines, un coup de foudre ; une séance de dédicace et un sourire parce que je m’appelle Stéphanie !
    Et Djian, coup de foudre littéraire quasi concomitant …
    Merci pour le clip

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