Les gens qu’on aime

Je me demandais récemment combien de personnes avais-je rencontré dans ma vie ? J’avais l’idée de faire un calcul. Mais ce calcul m’a semblé abyssal, à peine avais-je commencé à compter qu’une migraine m’a poussé entre le cou et les cheveux – alors que d’ordinaire je ne suis pas sujet aux migraines. J’ai défailli, et j’ai tombé. [Que les ayatollahs de la grammaire et de l’orthographe qui nous lisent, et que je tiens en grand respect, se rassurent : les fautes sont faites exprès.]

Combien, disais-je ? Et je parle rencontrer “en vrai”, bien sûr, pas sur les réseaux sociaux, pas tous les amis virtuels, pas les gens croisés rapidement, à la sortie d’un concert ou d’une pièce. Ceux dont je suis censé me souvenir du prénom, du visage – voire les deux à la fois c’est mieux.

Je ne sais pas, mais ça doit faire beaucoup, sans doute plusieurs centaines. C’est le problème d’avoir dépassé les quarante ans et de graviter dans des milieux publics, où les gens viennent vous voir, et où nous sommes amenés à rencontrer les gens, travailler avec eux.

Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été minable, où je n’ai pas reconnu les visages, où j’ai confondu les noms, où j’ai cru que je ne connaissais pas cette personne – alors que si, très bien. Les visages, encore, la plupart du temps j’y arrive, j’oublie rarement un visage, mais les noms… Pendant longtemps cela me gênait, maintenant ça ne me gêne plus, j’ai trouvé la parade. Dès que la personne s’approche, sur le point de me parler, avec cet air qu’ont les personnes qui semblent vous connaître, je la coupe immédiatement : “On se connaît, non ? Rappelle ou rappelez-moi…” Cela marche plutôt bien, la personne n’est pas trop vexée. Sauf quand il s’agit de ma mère. Mais c’est vrai qu’elle se vexe facilement, aussi.

Sur ces centaines de personnes, combien en ai-je vraiment connu et aimé ? [oui, il est possible que ça s’accorde, mais faîtes pas chier, je vous respecte alors ça va !] Pas énormément, non. Très très peu. Pourtant j’aime plutôt bien les gens. J’essaie depuis plus de vingt ans de passer pour un misanthrope mais je crois que la peine est perdue. Je ne sais plus qui disait ça, mais c’est beaucoup plus simple d’aimer les gens, les détester cela épuise, il faut avoir un avis, des arguments, des griefs, les aimer c’est très simple. Ensuite ils vous déçoivent et voilà. On peut aimer les gens sans en attendre grand chose, sinon que, de temps en temps, pour de très rares, ils ne vous déçoivent pas.

Dans les métiers que j’exerce, vraiment, les gens sont décevants. L’égocentrie y est reine [oui, c’est un mot qui n’existe pas, c’est un barbarisme, mais je fais ce que je veux, c’est mon blog !] Peu s’intéressent aux autres, chacun n’y pense qu’à soi. Ce n’est pas absolument formidable, côté rapports humains, le cinéma, le théâtre, la musique, encore moins la littérature. L’amitié y est comme l’amour, excessive et fugace, pleine de rien. Cela va très vite, on se regarde, on se séduit, on s’adore. Et puis c’est terminé, on va en aimer d’autres. Mais on s’appelle, hein, on se fait une bouffe. Ce n’est pas ma conception de l’amour. Quant à la séduction, à ce petit jeu minable, sans doute m’a-t-il plu quelques temps, plus tôt, quand j’étais bien naïf, maintenant je sais, ça va. Les gens vous aiment follement, et puis ils vous lâchent comme une merde. Nouvel os à ronger, comme à Cannes, quelqu’un de plus important derrière.

Je ne veux pas passer pour un cynique pour autant – je suis le contraire d’un cynique, je sais juste de quoi je parle, j’ai des preuves, j’ai les noms, mais le plus important ce n’est pas ça. Les bonnes personnes ne déçoivent pas, elles, elles sont là, obstinées, elles vous aiment, et vous vous les aimez. Elles n’attendent rien en retour, elles ne sont pas intéressées, elles sont juste là et belles, elles vous envoient des preuves d’amour, des petits riens, des petits signes, ou de vraies choses bouleversantes, elles ne pensent pas qu’à leur gueule, elles s’intéressent aux autres. J’ai la chance d’en connaître, et moi qui suis égocentrique, et moi qui ai dû être décevant – mais qui fais tout pour ne plus l’être, je suis absolument bouleversé par ces gens.

Les trous de balle ne savent pas qu’ils vont mourir. J’en suis certain. Ou bien ils pensent qu’il faut laisser une trace – mon Dieu ! Je ne leur souhaite pas d’agoniser dans d’atroces souffrances pour autant, je leur souhaite juste de se rendre compte, je leur souhaite juste de regarder les gens bien, de prendre exemple.

Je suis un garçon heureux parce que je connais des gens bien, des gens que j’aime. Je sais qui ils sont. Je m’en rends compte. Je compte vivre et travailler avec eux encore longtemps, jusqu’à la fin. Je compte toujours faire la différence. Et si, en plus, je pouvais de temps en temps reconnaître ma mère, ça m’arrangerait.

ADDENDUM/ La photo est de Spencer Tunick, que j’aime beaucoup. Je dis ça je dis rien.


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8 commentaires

  1. Manon dit :

    C’est un chouette article c’est drôle parce que ce soir j’y pensais. C’est beau de penser à ça, ça fait mal aussi parfois. Mais c’est comme ça. Peut-être parce que j’ai vu Thiéfaine ce soir. Je ne sais pas. Où peut être à cause de cette femme qui pleurait dans le métro pour ne pas qu’on lui prenne son enfant. En tout cas ton article me fait sourire. Et ca fait du bien de sourire.

  2. karine dit :

    he oui! et puis Léa Drucker est vraiment une actrice incroyable, je suis d’accord! J’avais été scotchée par ce film Papillons de Nuit avec elle et Eric Poulain de John Pepper..si je pouvais le trouver en dvd… j’ai lu la noubvelle de John Patrick Shanley and the Deep Blue Sea… magnifique… y’a un très beau film Argentin à voir en ce moment Médianeras… il va pas rester longtemps sur les écrans!
    bises
    k

  3. Constance JOLY dit :

    Ca donne envie de faire partie de ces gens-là.
    Moi non plus, je ne reconnais pas souvent les gens. Et ce n’est pas de l’égocentrie. Enfin je ne crois pas. Espérons que l’on se reconnaisse si l’on se recroise un jour.
    Une amie virtuelle et néanmoins touchée

  4. Il est beau ce texte. Beau mais triste, en fait.
    Et il me fait aussi penser à cette phrase de Brautigan:
    « Ils ressemblaient tous à des gens dont on oublie les noms. »

  5. je pense souvent à ce que tu dis, . je me suprends parfois a dire de tel ou tel, c’est un ami, c’est une connaissance intime, dirais je. Qaund j’étais jeune, j’avais des tonnes d’amis et j’ai été très souvent d’un égoisme et d’un dédain, . Je m’en fichais. les personnes que j’ai le plus aimés sont des amis, et la plupart sont morts, pratiquement ces dernières années des gens beaucoup plus jeunes pour la plupart. Je pense à eux presque tous les jours, un signe pour leur dire, je vous ai vraiment aimé, je vous aime toujours. Cela me rend triste tout ça. j’aime beaucoup cette photo, je reconnais toujours ma mère, impossible de ne pas la reconnaitre….. Mireillle

  6. christe dit :

    On aime les gens qui nous permettent de nous aimer nous-même…

  7. « Je n’aime pas beaucoup de choses, je n’aime pas beaucoup d’êtres humains, mais ce qu’ils sont font de moi ce que je suis. Puisqu’il est difficile d’être fier de ce que nous sommes, soyons fier tout au moins de qui ou quoi nous aimons. Ce n’est pas rien » Diastème, « Un peu d’amour », éditions de l’Olivier, 2003.

  8. obo abobilo dit :

    c’est une vie d’animaux quand on vois cette image bon dieu c’est quoi ça

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