Champs-Élysées

Quand j’étais tout petit, une ou deux fois par an, le dimanche après-midi, mes parents nous emmenaient ma sœur et moi manger une glace sur les Champs-Elysées. Nous habitions en banlieue, je ne venais presque jamais à Paris. Pour le gamin que j’étais, les Champs-Elysées, c’était Paris.

Je trouvais ça incroyablement beau, riche, plein de couleurs et de monde, il y avait des cinémas partout, des drugstores, des galeries. Dans celle où nous allions manger une glace, les lustres étaient dorés, les banquettes en velours rouge, les serveurs en gilet noir et moustache. Les Champs-Elysées, c’était l’antithèse absolue de Colombes, de l’avenue Audra, du boulevard de Valmy, de la cité des musiciens. Les Champs-Elysées, oui, c’était le paradis.

Adolescent j’y retournai fréquemment, toutes les semaines, seul ou avec mes amis, au cinéma ou dans des bars, le samedi et le dimanche, les descendre, puis les remonter, ne rien faire, boire un verre, regarder. Nous y emmenions nos petites amies, pour y marcher main dans la main. Se rouler une pelle sur les Champs-Elysées, ce n’était pas comme se rouler une pelle à Colombes, cité des musiciens. Ça n’avait pas le même goût.

Quand j’ai eu vingt ans, un journal m’a engagé, 7 à Paris, et j’ai eu mon premier bureau, ma première adresse professionnelle : 63, Champs-Elysées. J’habitais une autre ville de banlieue, Levallois, je me rapprochais, et tous les jours, tous les matins, je venais travailler sur les Champs-Elysées. Ils étaient encore regardables à l’époque, fréquentables, pas ravagés par les marques de vêtements ou de voitures, la nourriture à emporter, le café en capsules, le Paris-Saint-Germain. Il y avait encore une vie sur les Champs-Elysées, des petits restaurants, des troquets, plein de kiosques à journaux. Nous y refaisions le monde après les projos de presse, après le bouclage, nous y prenions un petit noir le matin, qui ne valait pas 5 euros cinquante.

Puis nous avons changé de crèmerie, changé d’adresse professionnelle. Nous nous sommes retrouvés rue du Mail, pour faire L’Autre Journal, dans un très vieil appartement aux boiseries vermoulues, un immeuble de guingois, où nous nous sommes bien amusés. Puis rebelote, nouveau journal, nouvelle adresse, Première à Levallois-Perret, dans cet espèce de paquebot Hachette – où le journal est encore je crois, gros machin à l’américaine, sans rien du tout comme charme, tout rempli d’open-space et de baies vitrées donnant sur le gros machin d’en face. Moi je n’habitais plus Levallois, j’avais déménagé à Clichy, puis enfin à Paris, dans cet appartement où je vis encore, et que je compte quitter bientôt.

J’habite à dix minutes à pied des Champs-Elysées. Depuis que j’ai arrêté le journalisme, il y a maintenant treize ans, depuis que j’ai déserté les projos de presse, je n’y vais plus jamais, j’y passe juste en scooter quelques fois. J’ai vu les cinémas se fermer, les magasins de luxe s’installer, j’ai vu les trottoirs s’agrandir, les kiosques disparaître.

Hier soir, quelque chose me préoccupait : il fallait que je lise absolument un document pour le travail que j’avais à faire, il fallait que j’achète un bouquin. Il était dix heures du soir, j’ai pensé que seuls la Fnac des Champs et le Virgin étaient encore ouverts. Il faisait bon, j’ai décidé de ne pas prendre mon scooter, je suis parti à pied. J’ai remonté l’avenue de Wagram, j’ai tourné rue de Tilsit, et je suis arrivé sur les Champs-Elysées. Deux cent mètres plus bas, je suis passé devant cette galerie où mes parents m’emmenaient manger une glace. La belle brasserie n’existait plus, elle était remplacée par je ne sais quelles boutiques à touristes, un peu vulgaires, et vraiment moches. Mais la Fnac, elle, était ouverte, j’ai pu acheter mon livre. Que demande le peuple.

Je n’ai pas remonté les Champs-Elysées en rentrant – même en hommage à Sacha Guitry. J’ai tourné rue de la Boétie, et je suis passé par Courcelles. Une vieille blague m’est revenue en marchant, celle de l’optimiste et du pessimiste. Le pessimiste dit : “Je pense que ça ne peut pas être pire.” Et l’optimiste lui répond : “Bien sûr que si.”

ADDENDUM/ Dernière d’Horizontal au festival “Mises en capsules” ce soir. Merci à Salomé, Ludivine, Bertrand et Jeanne, merci à Benjamin, Georges, Quentin, et toute l’équipe du Ciné 13 – sans oublier tous nos “collègues”. Merci et bravo à vous tous, camarades. C’était chouette, non ?


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5 commentaires

  1. JOLY Constance dit :

    J’ai vu il y a trois jours le documentaire de Lelouch « D’un film à l’autre », qui commence par un plan séquence de quinze minutes hallucinant. Nous sommes le 13 août 1976 il est six heures du matin et Lelouch, au volant de sa voiture, décide de traverser paris à fond sans s’arrêter. La séquence où il passe sur les Champs Elysées m’a particulièrement touchée, c’est le Paris de notre enfance, celui qui défilait à l’époque où on n’avait que ça à faire : regarder les rues à l’arrière de la voiture de nos parents. J’ai reconnu les voitures, les pavés, les immeubles pas encore mangées par les enseignes. Pas de Vuitton, Swatch ni de Sephora. Une large et belle avenue pleine de promesses.
    Je me sens en affinité avec ce que tu écris. Encore une fois…
    Je t’embrasse

  2. Cette histoire de livre à la FNAC des Champs me rappelle quelqu’un qui un jour m’a dit que c’était « sa librairie préférée, et qu’il achetait tous ses livres là-bas ».
    Le seul problème, c’est qu’il n’y a pas de livre là-bas…

  3. Yeah, commentaire de l’auteur, ça se fête!
    C’est vrai qu’il y a ce genre de livres là, je retire publiquement 😉

  4. Michaèle dit :

    Diastème a pris la mouche. Ca me tue.

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