Boris

Mes deux plus vieux amis s’appellent Boris. Le premier, Karagozoski. Boris Karagozoski. Nous nous sommes rencontrés à la maternelle, il habitait tout près de chez moi. Comme il était un peu plus vieux, beaucoup plus grand, ma mère me confiait à lui pour traverser la rue, je le détestais. C’est mon ami depuis trente-cinq ans. Il habite loin, maintenant, nous ne nous voyons plus très souvent, mais je le considère comme mon frère.

Le second s’appelle Vian. Boris Vian. C’est ma sœur qui me l’a fait découvrir, pas très longtemps après. Je piquais des livres sur son étagère, et j’ai piqué L’Écume des jours, je devais avoir dix ou onze ans, ça a changé ma vie. Ce livre-là et tous les autres. Vian, puis Prévert, puis Camus ; d’abord Vian.

Le hasard est ainsi fait : il se trouve que j’ai relu L’Écume des jours avant-hier, pour un texte sur lequel je travaille, et dont il est trop tôt pour parler.

« Il y a seulement deux choses, c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître car le reste est laid, et les quelques pages de démonstration qui suivent tirent toute leur force du fait que l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. »

Boris Vian, mars 1946, avant-propos de L’Écume des jours. Je me souviens avoir lu ça, l’effet que ça m’avait fait. Pendant longtemps, d’ailleurs, j’ai cru que je ne dépasserais pas 40 ans, comme lui, que je mourrais à 39, dans une salle de projection miteuse, devant un très mauvais film.

Celui devant lequel il est mort, devant lequel son cœur a fini par lâcher, était adapté d’un de ses meilleurs romans, J’irai cracher sur vos tombes. Adaptation piteuse, film pourri, mort d’homme. Voilà où je veux en venir. Le hasard, encore.

Il se trouve que ce soir, vraiment, j’étais très fatigué. Je me suis assis sur le fauteuil, ne voulant plus rien faire, j’ai allumé la télévision. Je suis tombé sur Le Grand Journal, Lady Gaga au Grand Journal. J’allais enfin savoir qui était cette fameuse “Lady Gaga” qui restait pour moi un mystère… Elle a chanté, elle a parlé, tout le monde était debout, hystérique, éperdu, les journalistes, le public, Karl Lagerfeld – venu là on ne sait trop pourquoi. J’ai regardé, et écouté : quelle nullité, vraiment, mais quelle honte ! Moi qui n’aimais pas Madonna à l’époque de sa gloire, je lui accorde aujourd’hui d’avoir été Marie Curie, Maria Callas et Marilyn Monroe à côté. Je retire tout le mal que j’en ai dit. Sans déconner !? Lady Gaga !?

Je ne suis pas resté jusqu’au bout, non, j’ai rapidement zappé, je suis tombé sur un téléfilm, un téléfilm sur Boris Vian.

Alors… C’est compliqué, vraiment… Il y a quelques années, en arrêtant d’en rédiger, en commençant à les subir, j’ai juré de ne plus jamais écrire de critiques. Je me suis fait ce serment, d’autant que je n’étais pas des plus tendres, que j’en regrettais certaines. Ce sont des choses qui arrivent aux critiques – mais qu’ils n’avouent jamais : vous voyez un film, vous ne l’aimez pas, vous le descendez. Quelques années plus tard, vous avez vieilli, vous avez changé, vous le revoyez, et vous l’aimez. Là vous avez vraiment l’air con. Cela m’est arrivé deux trois fois, pas souvent, mais quand même. Vous vous sentez vraiment minable. Et nul ne peut changer les choses. Le mal est fait.

Là ce n’est pas tout à fait pareil, si je revois ce téléfilm dans dix ans, Dieu m’en garde, je suis sûr d’en penser la même chose. Et qu’on me comprenne bien, je n’ai rien contre les mauvais téléfilms, je ne les vois pas, je m’en fous, je suis content que les copains travaillent, mais pas sur Boris Vian. Pas sur un génie, pas sur cet homme que j’ai aimé à ce point, pas sur lui qui est mort, en plus, devant une bouse tirée de son œuvre.

Pour étayer mon embarras, il faut que je vous dise que dimanche soir, sur la même chaine, passe un autre “biopic” : Coluche, l’histoire d’un mec, réalisé par Antoine de Caunes, et que nous avons écrit ensemble. J’en suis d’autant plus fier aujourd’hui. Regardez, comparez, et dîtes-moi. Nous nous sommes donnés beaucoup de mal, nous avons vraiment fait de notre mieux, sans le moindre cynisme, avec beaucoup de travail, d’engagement, de volonté, de toutes parts, tous les postes. Que cela soit bien ou pas, ce n’est pas à moi de le dire, mais je connais ce métier, maintenant, je sais quand les gens le font vraiment, quand ils y croient, quand ils essaient, quitte à se planter, et je sais quand ils viennent prendre le chèque.

Je me fous qu’on prenne le chèque, qu’on fasse de la bouse en le sachant, à tous les postes ou presque, comme sur ce téléfilm. Je ne fais pas la morale, je ne distribue pas de points, je ne suis plus critique. Mais pas sur Boris Vian.

ADDENDUM/ Tiens, Cyril, tu voulais une colère ? Celle-là ne va pas t’intéresser, mais prends-là si tu veux. Je te la donne.


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4 commentaires

  1. lunelo dit :

    ahlala l ‘écume des jours … je me souviens je voulais découvrir le secret savoir qui etait chloé? etait elle niaiseuse? ce qu’était ce livre, le recit , le style VIAN, dont j’avais tant entendu chanter le titre. l’écume des jours, les cendres de nos reves
    j’avais quoi 13, 14 ans et je me cachais le soir tard pour lire toute recroquevi(ei)llé. Ma mère voulait que dorme et moi je veillais tard en dévorant tout.
    l’ecume des jours je l ai avalé tres vite avec une fierté matinée de nausée pour l’avoir englouti trop …vite oui le texte m’intriguait et me plaisait mais il y avait qqc auquel je n’arrivais pas a acceder, mais j’en ai lu d’autres des nouvelles, j’irais cracher sur vos tombes et pis j’avais ce titre en tete l’equarrissage pour tous,
    vian et sa mort sordide, vian le roi des titres

  2. Pendant ce mauvais téléfilm, j’étais face aux murs du Théâtre des Bouffes du Nord (des murs vraiment magnifiques, rien que pour eux j’aime cet endroit) pour De beaux lendemains, une très belle pièce adaptée du roman de Russel Banks.
    Et je me demande si t’aurais aimé.

  3. Charlotte dit :

    This must be the place (Paolo Sorrentino) : Sean Penn, vieux rocker neurasthénique, reste silencieux et bouche bée devant la télé. Puis, doucement, une question : « mais pourquoi… Lady Gaga ? »

  4. moi aussi j’adorais Boris Vian, ses romans, ses chansons, ses pièces. J’ai très bien connu sa dernière épouse, la fameuse Ursula Kubler. Et, on en a fait une ingénue à deux balles, alors que c’était une fille très androgyne, très forte, une dan seuse., ce ne sont pas des mauviettes PhillipeLeguay n’a aucune notion de lespace; Quel intérêt de faire un téléfilm sur Boris Vian, il faut l’écouter.,le lire . On l’a souvent comparé a Salinger.. Evidemment que le Coluche était un film bien écrit, fort, la mise en scène aurait pu être moins respectueuse. Lady Gaga, copie Madonna, mais elle a quelque chose dans le regard qui est d’une tristesse infinie; J’ai toujours l’impression qu’elle va mourir dans son prochain clip. Ma fille qui adorait Madonna aime Lady Gaga, elle ne donne pas d’explications, seulement , elle est super géniale. ….. rien à ajouter surtout pas…. a bientôt,.
    t

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