Les corps nécessaires

C’est une question que je me pose depuis longtemps, sujet d’observation, d’analyse : pourquoi certains corps et pas d’autres, pourquoi certaines peaux, certaines odeurs, certaines formes ? Pourquoi, un jour, prenez-vous la main de quelqu’un, et sentez-vous immédiatement que vous ne pourrez plus jamais la lâcher, cette main, alors que vous en avez tenu tant d’autres ? Pourquoi soudain vous est-elle nécessaire ?

Est-ce physique ? Est-ce chimique ? Est-ce magique ?

J’avais écrit ça dans Hammam, une pièce que vous verrez bientôt j’espère : “C’est très compliqué de dormir avec quelqu’un. Pour choisir un mari ou une femme, ce devrait être le seul critère de jugement. Quelqu’un avec qui tu arrives à bien dormir, dont le corps s’emboîte parfaitement avec le tien, il faut l’épouser sur le champ. Le reste, finalement, est assez superflu.”

Dormir est beaucoup plus intime que baiser, je crois. Dormir est une histoire de peaux, de courbes, de corps.

Dormir, mais pas seulement. Tenir la main, prendre le bras, sentir une cuisse contre la sienne… Je ne parle pas de sexe, là, comprenez-moi. Je parle de prendre quelqu’un dans ses bras, je parle de s’endormir en cuillères, sentir un pied contre le sien, sentir un sexe entre ses jambes, un sexe qui ne bande même pas, une respiration sur sa nuque, l’odeur de l’autre. Cela arrive, on connaît ça, tout le monde baise plus ou moins je crois, mais pourquoi, très rarement, cela est-il normal, cela est-il naturel, cela va-t-il de soi ? Pourquoi réalise-t-on soudain que cette personne-là, cette forme-là, cette odeur-là, on en a mortellement besoin, on ne pourra plus jamais vivre sans ?

Jeudi après-midi, pour tout vous dire, je suis allé à un enterrement. Celui du père d’un de mes meilleurs amis. Il se trouve que ce père avait un jumeau, et que ce jumeau était présent à l’enterrement — même si, d’après ce que j’ai compris, leur relation était compliquée, qu’ils n’étaient plus très proches.

À la fin de l’enterrement, alors que l’on sortait le cercueil de la chapelle, j’ai assisté à une scène que j’ai trouvée absolument bouleversante. La dernière compagne du père de mon ami, qui a vécu quinze ans avec lui, est venue saluer le jumeau de son mari – je crois qu’ils n’étaient pas mariés, mais peu importe. Il y avait son amoureux dans le cercueil, et elle s’est effondrée en larmes, dans les bras de son double, son jumeau, même corpulence, même physique, même visage, et sans doute même odeur.

J’ai raconté cette histoire hier soir, à un garçon que je ne connaissais pas, que je venais de rencontrer, qui avait lui aussi un jumeau. Cela l’a troublé pareillement. On ne pense pas à ce genre de choses, du moins n’y avais-je jamais pensé.

Comment fait-on pour vivre quand le corps de la personne qu’on aime, avec qui l’on dort, est dans une boîte, dans un cercueil. Quand on ne sent plus son pied contre le sien, son sexe contre ses fesses, son souffle contre sa nuque. Cela doit être d’autant plus impossible quand on sait que ce corps existe encore, ailleurs, même odeur et même forme. Mais pas la même personne.

ADDENDUM/ Cette semaine n’a pas été très gaie, non, et elle se finit tristement. J’apprends ce matin la mort d’une des idoles de ma jeunesse, celle de Clarence Clemons, membre du E. Street Band, montagne immense contre laquelle Bruce Springsteen s’adossait, immortel saxophoniste, grand bonhomme, big man. L’image de leurs deux corps, collés l’un à l’autre, est une image qui m’est familière. Nous sommes des milliers de fans à la connaître, à l’avoir vue cent fois sur scène, à la chérir. Je pense à Bruce Springsteen, ce matin, comme je pense à Olive. Je n’aime pas trop les dimanches.


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10 commentaires

  1. Dormir est beaucoup plus intime que baiser…?!
    Je me suis souvent poser cette question et je crois que tu as absoluement raison , car cette état demande une confiance absolue. Car on plonge ensemble dans un état ou ni l ‘un ni l autre est conscient et on se réveille ensemble ….et on est si proche.
    Bonne nuit a toi Diasteme.

  2. Kathline dit :

    J’ai 16 ans, je n’aime pas lire ni écrire… Pourtant je viens de lire d’une traite vos 3 derniers articles… et je vous écrit.
    ça me fait tout bizarre.
    Je vous le dis, je ne suis ni écervelée, ni feignante, j’aime la vie, les belles choses, simples.
    Vous écririez un petit quelque chose pour moi ? Sur les gens qui n’aiment pas lire, de « vrai » livres je veux dire.

  3. Kathline dit :

    Je vais le lire, promis!

  4. Sonia dit :

    Moi, j’ai trouvé le zom qui s’emboite parfaitement avec moi. Depuis 11 ans, j’attend ce moment de la journée où sur le canap’, je vais poser mes pieds sur ses cuisses; où dans le lit quand il part plus tôt que moi, je vais prendre son oreiller qui a laissé sa trace d’effluves. Bref, pour dire que j’aime vos mots, et que je les comprend.
    Bonne soirée

  5. Hasna dit :

    Tout est dit : « Pour choisir un mari ou une femme, ce devrait être le seul critère de jugement. Quelqu’un avec qui tu arrives à bien dormir, dont le corps s’emboîte parfaitement avec le tien, il faut l’épouser sur le champ. Le reste, finalement, est assez superflu.”

    Dormir à coté de quelqu’un est la chose la plus intime qui soit, on s’abandonne, on s’oubli , on es à nouveau vulnérables ,comme le jour de notre naissance.Incorporer une autre personne à l’expérience,partager cet abandon, laisser nos enveloppes corporelles se mélanger , c’est la preuve absolue!!!!! ( que c’est la bonne personne )

    🙂

  6. Carine dit :

    Le relire à nouveau, en faire une relecture, se dire que oui…

  7. J’aime beaucoup ce texte (je l’ai même recopié dans mon petit carnet de textes favoris)
    Merci!

  8. […] une fois de plus sa cible avec adresse. Sans se répéter, on reconnaît ses idées, -comme le « on ne devrait épouser que les gens avec qui on dort bien »-, dans les dialogues, ou quand les acteurs s'adressent directement aux spectateurs face caméra, […]

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