Bonus track

Mon père, ouh la, il aurait pas aimé du tout ! J’ai fondu comme une madeleine que je pouvais même plus m’arrêter. C’est à cause de pas dormir, ça, c’est sûr. Simon s’est retrouvé comme deux ronds de flan. Il s’est penché sur moi et je lui ai pleuré dessus. Super longtemps. Il sentait un peu la sueur, mais c’était pas affreux. C’était même très… Comment dirions-nous ça… Enfin, très supportable… Il me caressait les cheveux, et les épaules, et me serrait contre lui. Au début, je pensais pas du tout à ça. C’est quand je me suis un peu remise que je m’en suis rendue compte… Je continuais de pleurer mais je pensais plus à des trucs tristes, je pensais que j’étais dans les bras de Simon et qu’il me caressait les cheveux, les épaules. C’était pas si gênant que j’aurais cru… Et très très romantique. C’était la nuit, il faisait chaud, on se transpirait la sueur l’un sur l’autre… Très très très romantique. La sueur et les larmes… Vachement mieux qu’au cinéma, quand ils se roulent des galoches en se touchant les nichons et le tintouin… Déjà ces expressions, se rouler des “galoches”, des “patins”, des “pelles”, ça donne pas trop envie même pour frimer à la récré. Là c’était pas pareil. Aucune envie d’en parler à quiconque.

Simon, je le sentais pas bien fier, il disait rien, mais il respirait fort. Peut-être que je lui écrasais un petit peu les poumons, faut dire. Comme je devais pas mal lui bavouiller dans le cou. S’en plaignait pas du tout, à ce sujet, pas bronché. À un moment, j’ai remarqué son cœur qui battait vachement vite. Mais comme on était l’un sur l’autre, je savais plus très bien si c’était son cœur qui battait vite ou le mien. J’ai pensé que c’était super beau, comme image, poétique. Je pensais plus à mon père, je pensais juste à Simon. Même que ça m’a fait bizarre. Mon père disait qu’il fallait qu’il profite de moi tant que j’étais encore petite, parce qu’après, je trouverai un autre garçon et ce serait plus pareil. Je pensais qu’il disait ça pour m’embêter, pour que je lui dise mais non, ce sera toujours mon papa en premier, plus fort que tout, les autres garçons et le reste, mon papa et ma maman d’abord, ex aqueo, kif-kif ! Ça le faisait rire. Il disait que j’aurai bien le temps de changer d’avis, et puis que même quand je deviendrai la femme d’un autre je resterai sa fille à lui. Sa fille, sa perle, son ange, son ciel, son cœur et son étoile. Son Amérique à lui, sa plus jolie des choses que le monde lui a donné… Des bêtises, quoi.

Simon m’a regardé longtemps, puis il a dit :“Tu veux que je te raconte une histoire ?” Je l’ai fixé dans les yeux, j’ai souri, et il a raconté.

Un jour où j’étais tout minot et que je m’ennuyais sur la plage à mourir, un type est arrivé. Il était en maillot de bain, avec une serviette sur l’épaule, et il s’est mis à saluer tout le monde: « Bonjour-bonjour, je m’appelle Boris… Bonjour ! Belle journée, hein ? Ça vous dérange pas si je m’installe sur cette plage ? Oui, bonjour monsieur, vous avez une belle femme, dites donc ! Félicitations ! Je m’appelle Boris, et vous ? » Comme ça pendant cinq minutes… Il a fait le tour de la crique en saluant tous les gens, comme dans une soirée, et puis il s’est approché de moi. « Bonjour, il m’a dit, je m’appelle Boris… Je peux m’asseoir à côté de toi, petit homme ? » Comme je ne répondais pas, il a posé sa serviette sur le sable, à un mètre de moi, puis il s’est mis à faire des pompes : « Faut pas se laisser aller, petit homme, toujours garder la forme… » Moi, je disais rien, je le regardais même pas, je gardais les yeux fixés sur rien, au loin… « Tu regardes les bateaux, il m’a dit ? C’est joli les bateaux, hein ? » Là, j’ai répondu non, je regarde pas les bateaux, j’aime pas trop les bateaux, je trouve ça con un bateau… Ça l’a fait rire. « T’as raison, petit homme, c’est pas très intéressant les bateaux. Les gens non plus c’est pas intéressant… C’est pas poli. Ça répond pas quand je dis bonjour… » Je me suis demandé alors s’il était pas un peu demeuré, neuneu, s’il avait pas une ou deux cases en moins… « Tu me trouves bizarre aussi, c’est ça ?  Je vois bien que tu me trouves bizarre, va, tout le monde me trouve bizarre… C’est parce que je dis bonjour aux gens, ça les met mal à l’aise, même les petits hommes comme toi ça les met mal à l’aise… Les gens aiment pas qu’on soit poli avec eux sans raison… » Qu’il me compte avec le tas des andouilles allongées comme des veaux sur la plage, ça m’a pas beaucoup plu, vraiment pas, alors je lui ai tendu la main : « Je m’appelle Simon, m’sieur, et j’attends juste que mes parents viennent me tirer d’ici, parce que ça me donne envie de mourir. » Il y a eu comme un sourire sur son visage. Il a arrêté de faire des pompes et s’est assis en tailleur, à côté de moi, et puis il m’a demandé : « Qu’est-ce qui t’intéresse dans la vie, petit gars ? » « Pas grand chose, j’ai dit. Rien. » « Bon. Mais là, par exemple, ici… Si tu devais sauver quelque chose ou quelqu’un, s’il y avait un raz de marée géant qui arrivait et que tu n’avais le temps de sauver qu’une seule chose, qu’est-ce que t’emporterait ? » La question m’a un peu surpris, mais j’ai rien laissé paraître. J’ai regardé autour : les filles, les garçons, les enfants, les vieux, les parasols, les bouées, les bateaux en plastique, les mégots… « Je crois que je sauverais les cailloux, j’ai dit. » « Tu sais quoi ?, il m’a répondu. C’est un très très bon choix. »

ADDENDUM/ Avançant sur mon livre pour enfants, j’eus la bizarre idée, la nuit dernière, de relire “La Nuit du thermomètre”, la toute première version, beaucoup plus longue que celle éditée puis jouée, celle que personne n’a lue. J’ai retrouvé ce passage coupé, que j’aime bien. On fait bien des bonus pour les films ou les disques, me suis-je dit, pourquoi ne pas en faire pour les pièces ?

PS/ J’adore cette photo d’Emma et Fred jouant La Nuit au Marigny. Je ne sais plus qui l’a faite, on dirait un Hopper. Ça doit être toi, Richard, non?


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9 commentaires

  1. Fred dit :

    je ne sais pas quoi dire, mais si je n’avais pas lu ce texte je n’aurai pas dormi de la nuit. Tu fais bien de le sortir du placard…

  2. Bobin dit :

    très beau texte, j’ai aimé !

  3. Carine dit :

    Merci. Une question : ce passage coupé est une auto-coupure, ou une coupure imposée?

    • Diasteme dit :

      Les deux mon capitaine (une bise au général). C’était beaucoup trop long, j’ai du trancher – automutilation, quand tu nous tiens… (oui, donc non, mon clavier ne fait plus les accents circonflexes sur le « u », je confirme)

      • Carine dit :

        Merci pour votre réponse, je suis touchée.
        C’est quelque chose qui m’intrigue, l’automutilation artistique, imposée ou non. Quand on suggère d’expliquer davantage un passage précis pour une meilleure compréhension de la situation, ou de mettre plus en avant un personnage, il y a donc un ajout à faire, mais on sait dans quel but, le contenu, où le placer (je pense).
        Mais « enlever car c’est trop long »… Bon, quand l’artiste le ressent aussi, ok… mais quoi enlever? pourquoi ce passage-là plutôt que celui-ci? Je repensais aux Bien-Aimés, quand Mr Honoré nous a dit qu’il avait dû couper, passer de 2H30 à 2H19. On n’y a perdu 2 chansons présentes dans l’album du coup. Et ça ne change pas le nombre de projections possibles par jour en plus, pfff.
        Ce n’est pas comparable au  » choix de Sophie « , mais comment choisir?
        J’ai réouvert  » les Fleurs du mal » pour relire une annexe « le procès des Fleurs du mal » ( ah, le Figaro…) suite à votre billet, et j’ai redécouvert une image montrant le travail sur le n°78 du Spleen. » des repentirs de dernière minute ornent les épreuves du poète » en légende. Y a plus de notes que vers, y en a partout! Et malgré le « Bon à tirer » signé de l’auteur en haut à gauche du texte (oui, j’avoue, ça m’a fait rire), le texte officiel sera encore différent.
        J’aime voir les différentes étapes de création, les pistes non suivies, les ratures, les gribouillis. les esquisses. C’est rare d’avoir accès à ces étapes en littérature, sauf dans un livre qui rend des honneurs posthumes.
        Merci donc pour votre billet
        Bonne écriture du livre pour enfants

        • Carine dit :

          ( pour votre problème de û, tentez un copier/coller à partir des miens qui passent chez vous… contrairement à mes guillements qui font vraiment, mais alors vraiment n’importe quoi chez vous, comme d’hab… si le Général ou vous-même voulez les remettre dans le bon sens, faîtes-vous plaisir)

  4. Richard dit :

    Je ne crois pas que cette photo soit de moi. Je n’en suis pas sûr… Ce qui me permet de dire que oui, elle est belle cette photo, et ce texte bonus encore mieux…

  5. Constance JOLY dit :

    Magnifique.

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