Cinq minutes

“Vous pouvez me garder la place cinq minutes ?” C’est une dame d’une cinquantaine d’années qui me demande, m’apostrophe dans la rue, tandis que je rentre chez moi avec un sac de courses. Il est 20h. Je suis allé faire des courses pour me changer les idées, je suis furieux, contre moi et contre le monde, je suis en colère, je pourrais me battre.

“C’est que j’ai mon coffre à décharger, elle me dit, et que la seule place que j’ai trouvée est vraiment très très loin, avec le petit c’est compliqué…” Elle tient un enfant dans ses bras, un petit garçon de deux ans, qui me regarde, fixement, avec le sérieux des enfants. Je ne l’avais même pas remarqué.

Je… ne sais pas, madame… non, ne m’adressez pas la parole, je ne suis pas d’humeur, je suis en colère, je pourrais me battre, François Hollande est président de la république, Nicolas Sarkozy est battu, quel bonheur, oui, mais il a suffi d’une semaine, et voilà, vous comprenez, je pourrais me battre, alors que cela fait des années que je ne me bats plus, que je suis contre l’idée de se battre, que je ne regarde même plus la boxe, sport de blaireaux, comment même ai-je pu aimer ça, je regrette tellement, si vous saviez…

“Je vous embête, excusez-moi, sans doute êtes-vous un peu pressé, mais là je suis à bout d’idées, c’est un service que je demande…” Je vois la dame, elle n’est pas belle, elle porte des grosses lunettes, et cet enfant, son petit-fils sans doute, tellement sérieux… Allez-y, madame, je réponds, je reste là.

Je descends du trottoir, me mets au milieu des voitures, avec mon sac de courses. Je garde la place. La dame me remercie et s’en va, avec cet enfant dans les bras, qui ne m’a même pas souri, elle va rechercher sa voiture, pouvoir la garer devant chez elle, rue Gounod, et moi je lui garde sa place. Cinq minutes.

Quand je suis allé voter, la deuxième fois, au 18 rue Ampère, à Paris, dans le 17ème arrondissement, j’ai dû faire quelque temps la queue. Je voyais dans les isoloirs – moi je n’y suis pas allé, pris un bulletin Hollande, l’ai plié dans l’enveloppe, me suis mis dans la queue… Sur les tablettes des isoloirs, donc, il n’y avait que des bulletins Hollande, laissés avec ostentation, pour bien montrer que dans le 17ème, monsieur, on ne votait pas Hollande.

Cette dame n’avait pas dû voter Hollande, mais elle avait besoin d’un service. Un mec de gauche pouvait lui rendre, un mec de gauche lui a rendu. Si je n’avais pas été en colère, j’aurais pu tenter ce deal-là : je vous garde la place, oui, mais vous me jurez de voter socialiste aux prochaines élections. Perdue comme elle était, en panique, peut-être aurait-elle accepté, mais j’étais vraiment en colère, et je ne suis pas ce genre de type.

Ces cinq minutes ont été longues, peut-être ont-elles même duré dix, je n’ai pas regardé ma montre. J’ai envoyé un texto à mon Tioum, je me souviens, puis j’ai simplement attendu, que les minutes passent, en me disant que j’étais un gentil, un bon gars, un gros con, le genre de mec qui rend service.

La dame a fini par revenir, conduisant sa voiture, avec son petit-fils à l’arrière. Je n’y connais rien en voiture, mais ce n’était pas genre une Jaguar, c’était une voiture genre voiture, un peu grise et pas belle. Elle a baissé la vitre et m’a fait un sourire, un vraiment beau sourire, et elle m’a dit : “Merci beaucoup.”

Je ne sais plus ce que j’ai répondu, mais sans doute : “Bonne soirée. De rien.” Et puis je suis reparti, avec mon sac de courses. Un gros con. Un gentil. Le genre de mec qui rend service.

J’ai descendu la rue Gounod, et puis j’ai pris la rue de Prony. Ai pensé que ma grand-mère, à Nice, il y a longtemps, habitait rue Gounod, le quartier des musiciens. Depuis quelques semaines, ma sœur m’envoie des textos avec des expressions de ma grand-mère, pour savoir si je m’en souviens, pour que je lui confirme – ma grand-mère était espagnole et pied-noire, avait un vrai langage, plein d’expressions bizarres, un pataouï absurde, romanesque, que ma sœur tente de ressusciter, avec l’aide de mon père. Les trois-quarts du temps je me souviens, presque tout.

Je rentre chez moi, j’ai du travail, je ne peux plus être en colère, je ne dois plus être gentil. La dame a déchargé ses courses, elle est sans doute rentrée chez elle. Il faut que je l’oublie.

Dans la première version des “Papas et des mamans”, il y avait une histoire qui s’appelait “Le Sousto” – je crois que ma sœur ne le sait pas, je lui raconte là… Pour une raison qui m’échappe aujourd’hui, je l’ai retirée de la version publiée… Avoir le sousto était une expression de ma grand-mère, cela voulait dire avoir peur…

Je sais de quoi j’ai peur, je ne suis plus en colère, et puis François Hollande est président de la République.

Alors voilà. Tout va bien. Si.

ADDENDUM/ Bientôt.

PS/ J’ai écrit, il y a longtemps, un texte sur Mike Tyson, mon vieil ami. Voir photo. Il faudrait que je le relise. Pas sûr d’en retirer un mot.


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7 commentaires

  1. eva dit :

    La différence entre el susto y el miedo, c’est que le premier doit être donné par autrui. Je ne sais pas si c’est bien clair.
    Disons que c’est entre la frayeur et le sursaut.

    D’ailleurs, on dit souvent « Me has dado UN susto ! » C’est une réaction physique, instinctive. Différente du miedo, intime, personnel, parfois imaginaire et que l’on porte en soi en attendant que quelqu’un le réveille (d’un susto).

    Toujours pas bien clair tout ça.

  2. Gilles dit :

    oui mais pourquoi (contre qui) tu étais en colère ?

  3. Fanny dit :

    Moi je dirai qu’il a eu une sacré peur électorale (comme nombre d’entre nous) et que sa colère peut être liée à ça.
    En réaction à la frayeur des 15 jours de l’entre-deux tours (la frayeur des 5 années précédentes aussi), après la joie et le calme, la réaction qui vient ensuite est la colère.
    Je crois que c’est ce que je ressens aussi.
    Mais je peux me tromper, c’est simplement la manière dont je ressens ce texte.

  4. J’ai des gants si tu veux…
    (Frapper, crier, hurler, envoyer chier les gens, cela apaise parfois plus que d’encaisser en silence.)

  5. mireille aranias dit :

    CHER Diastème, je comprends, ta colère, ta nervosité, alors que tu as l’impression que. tu vas bien. Tu es un guerrier . Il te faut de l’action. et la brave mamy qui juste au moment tu rêvais de retrouver ta maison, on te demande un service, et on n’a pas envie de le donner, mais l’éducation et un vague sentiment de culpabilité. Ce week end j’étais dans le 16ème sarkoziens pur et dur, pas moyen d’en placer une. Pour eux Sarkosy est irréprochable. J’avais envie de les massacrer et je leur ai demander ce qu’il avait fait pour eux, tu me croiras où pas, il avait des « bons arguments. » Je me suis dis que je n’arriverais pas à les convaincre que le 16ème n’était pas près d’entamer L’. . J’avais envie de les frapper, mais j’ai préférer retourner dans le 10ième. Bises. Mireille

  6. Luxisback dit :

    Tiens, nous avons voté (voterons) au même endroit. Différemment ceci-dit. Mais ça n’enlève rien.

    J’aime toujours autant votre plume. Et ce depuis mes 14 ans quand je lisais 20ans (qu’est-ce qu’on a pu rire tous les deux, vous me manquez férocement).

    La colère, la peine, la peur, seuls états dans lesquels je suis capable d’écrire, justement. Le bonheur, la joie, l’amour, nous endorment, nous ramollissent et font de nous, je crois, des êtres incapables de révolte. Or l’essence de tout, c’est la révolte. Et si votre colère matérialisait votre crainte de perdre l’inspiration en période de satisfaction? Allez rassurons-nous, j’imagine bien qu’en 5 ans, il y en aura des causes de révolte, même venant de votre gauche…

  7. Augustin dit :

    J’étais depuis plus d’une heure très en colère et trop gentil (la faute à une collègue aux trois b : bête bruyante et bornée). Je ne le suis plus. Merci.

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