Madeleine

Tu sais la différence entre les poèmes de Tomas Tranströmer et ceux de Richard Brautigan ? Ils sont presque aussi beaux, oui, mais ceux de Tranströmer ne parlent jamais d’amour. Jamais. Et c’est lui qui a eu le prix Nobel. Les gens n’aiment pas qu’on parle d’amour, ça leur fait peur, ça les dégoûte, les humilie, ou alors en chansons, avec les lieux communs, les niaiseries. Les gens préfèrent qu’on parle de Dieu, de la crise économique, de qui a ou qui va baiser qui, les gens préfèrent lire des polars, regarder des feuilletons ou des films, des teubés et des revolvers, des poursuites en voitures.

“Il y a quelque chose encore plus triste que de vieillir, c’est de rester un enfant”.

Je me souviens de cette phrase de Cesare Pavese, dans Le Métier de vivre, elle m’avait marquée. Et puis cette expression, cette bêtise, garder son âme d’enfant. Je ne sais pas ce qu’est une “âme d’enfant”, comme s’il n’y en avait qu’une, que tous les enfants avaient la même, alors que la vie est si dure pour certains, alors que des enfants se suicident, de plus en plus, sautent du haut des balcons plutôt que d’y regarder la lune, de la montrer avec le doigt.

Je ne sais plus l’enfant que j’ai été, Christophe voudrait que je m’en souvienne, que je raconte. Je raconterai peut-être, l’histoire est assez bonne, mais foncièrement je ne sais plus, et je ne vois pas le rapport avec moi, seulement dans l’art, l’amour de l’art. Mais là où Christophe a raison c’est que cet être que j’ai été est si éloigné de celui que je suis aujourd’hui que je peux dorénavant en parler calmement, avec discernement, détachement, et peut-être même avec tendresse.

Je dois en parler après-demain, d’ailleurs, avec Andres. Je ne sais pas ce que je vais lui dire, ce qu’il pourra en faire, si c’est intéressant. Parler charcuterie espagnole et/ou guerre d’Algérie, sur une radio d’état. Je ne sais pas trop, vraiment.

“Elle est / tellement jolie / Elle est / tellement tout ça / Elle est / toute ma vie…”

Madeleine, il m’a dit.

J’ai entendu la chanson de Brel, alors que lui me parlait de Proust. Donc j’ai répondu “soubressade” – j’aurais pu dire “pancakes”, “couscous”, encore “loubia”.

J’aurais dû dire pancakes, d’ailleurs, parler de François.

Il faut toujours parler des morts, sinon ils s’ennuient, se font chier comme des rats. Tous les jours ils se googlelisent, voient si quelqu’un a parlé d’eux, pensé à eux, comptent les like et les poke, tout pareil que pour les vivants. Mais eux sont morts, ont une excuse, pour avoir une vie de merde. Nul ne peut le leur reprocher.

Sept cent millions de chinois publicistes. Sept cent millions de Jacques Séguéla.

Et moi, et moi, et moi.

“Les gestes de l’amour ont molli. Ils dorment / mais leurs pensées les plus intimes se rejoignent / comme deux couleurs se confondent / sur le papier mouillé d’une gouache d’écolier”

Voilà ce qu’il en dit, Tomas Tranströmer, de l’amour. C’est bien aussi, pas la passion, pas Brautigan, ou le Brautigan de : “Qu’est-ce que c’est agréable de se lever le matin et de ne plus avoir à dire je t’aime à quelqu’un / quand on ne l’aime plus”. Le poème de Titi (je l’appelle Titi, oui) s’appelle : “Le Couple” – page 83, dans la version poche.

Les morts n’ont plus ce problème disons, et les enfants non plus – eux ils aiment pour la vie.

Plutôt cette phrase de Cyrulnik : “L’empathie est le fondement de la morale”.

Voilà une phrase sur laquelle on peut dormir, passer quelques semaines dessus.

“L’empathie est le fondement de la morale”.

Voilà une phrase qui vaut la peine d’avoir été écrite, publiée, d’avoir niqué la moitié de la forêt amazonienne pour elle.

C’est tellement bien, au fond, le numérique. Pour les livres ou pour les images, pour les blogs, pour les films. Ne plus rien niquer pour ce tas de conneries.

Et puis Madeleine, c’est bon, je sais.

Elle est en vrac.

ADDENDUM/ Photo Gregory Crewdson et respect.


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5 commentaires

  1. l’empathie est le fondement de la morale. On pourrait rien de dire de mieux , surtout à cette heure ici pour moi : 18.12.a vous de voir. Mireille

  2. Carine dit :

    « Je ne sais pas écrire mon enfance. Comme une pâte, incorporer les œufs, la farine, le sucre, une heure au four, et voilà le beau gâteau. Très mauvais pâtissier littéraire ,je suis » C.H.

  3. Forficule dit :

    Je n’ai pas connu l’enfant que tu étais mais j’ai quelques souvenirs de toi adolescent… déjà quelqu’un de bien!

  4. DKTO dit :

    rien à voir avec Tomas Tranströmer et Richard Brautigan !!! tu imagines bien ???. j’ai jamais su faire la différence entre DOSTOIEVSKI et SOLJENITSYNE !!!
    Par contre j’ai revu Francis Lalanne aujourd’hui et ça m’a directement fait penser à toi. Bizarre non ???

    au fait je m’endore tous les soirs avec LED ZEP . quels changements non ???

    bises

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