Ici et maintenant

Je lisais l’avant nuit dernière la note d’intention d’un metteur en scène de théâtre subventionné montant une pièce suédoise écrite dans les années 80. Je lisais ça sans me moquer, simplement pour savoir, à trois heures du matin, sans m’être drogué du tout. Et vînt le moment où – comme d’habitude allais-je dire – j’ai lu : “Pourtant ce texte, sans nul doute, nous parle de notre monde contemporain”.

Alors voilà.

Je veux bien croire que la Suède des années 80 n’ait pas rien à voir avec la France des années 2010, c’est juste que ce besoin forcené, dans le théâtre, le cinéma, dans les livres, de devoir tout ramener à nous, à notre époque, à nos problèmes, notre sens des valeurs, me terrifie.

Je ne pas jette la pierre à ce metteur en scène, je serais très très mal placé pour – même si sa phrase est très très moche. J’ai sûrement moi-même écrit, il y a quelques années, dans ma note d’intention des “Justes”, que “ce texte, sans nul doute, parlait de notre monde contemporain”.

Je pense d’ailleurs l’avoir écrit d’une manière ou d’une autre dans toutes mes notes d’intentions depuis que je fais du théâtre. J’aurais monté “Oui-Oui et son grelot” que je me serais débrouillé pour dire que ça parlait de “notre monde contemporain” – parabole de la crise genre.

Puisque c’est ce qu’on nous demande.

“Notre monde contemporain”, je l’ai lu pour “Médée”, pour “Le Bourgeois gentilhomme”, pour “Cyrano de Bergerac”, “4.48 Psychose”, “Eva Peron”, “Tailleur pour dames”. Je ne me souviens pas, une fois, avoir lu dans la présentation d’un auteur ou d’un metteur en scène : “Ce texte ne parle pas du tout de nous, d’ici, de maintenant, mais alors pas du tout, dalle que, ce texte nous emmène ailleurs, avec d’autres problématiques, d’autres valeurs, il nous fait découvrir d’autres choses, d’autres époques, d’autres gens, et vous allez voir c’est dément !”

Mais non, jamais.

L’empathie n’est pas le fondement du théâtre, et encore moins du cinéma.

Je ne jette pas de pierres pour autant – d’ailleurs je ne jette jamais de pierres, j’ai passé l’âge, c’est très dangereux et c’est très con – je ne donne pas de leçon, mais il se trouve que la pièce que je suis en train d’écrire ne parle mais absolument pas de “notre monde contemporain”. Elle raconte des histoires d’un autre temps, avec des problématiques et des enjeux qui n’ont absolument plus rien à voir avec les nôtres, des personnages dont la “psychologie”, en aucun cas, ne peut nous être proche. Et cela m’enchante, est passionnant, moi qui ai pourtant l’habitude, dans mes pièces, de parler de “notre monde contemporain”, et cela naturellement, sans me forcer.

Alors je ne sais pas, évidemment, ce qu’en penseront les producteurs (enfin le mien si, ça va, mais il est top), programmateurs, spectateurs, responsables de cette mode du Parlez-moi d’moi, y’a qu’ça qui m’intéresse ! Choix de financiers criminels, crétins – et cent fois plus au cinéma, teubés décisionnaires dont l’influence est telle que le cinéma français, à moins de dix exceptions par an, ressemble à un champ de ruines, sans plus de création, de fantaisie, de folie, de “cinéma”, films cons à la chaine parlant de “notre monde contemporain”, que l’on se cogne déjà suffisamment tous les jours et qui n’est pas très beau à voir, sans rien de poétique, d’artistique, sans rien qui élève l’âme, nous sorte le nez du caniveau.

Personnellement, je ne vais pas au théâtre, au cinéma, pour qu’on me raconte ma vie – je la connais, merci, ça je m’en occupe – ni celle de mon voisin de palier – si j’en avais un je lui demanderais. Rien ne m’intéresse autant que d’élargir mon champ de vision, découvrir d’autres mondes, d’autres sensibilités, d’autres histoires, être touché par des choses qui ne me concernent pas.

Et je suis sûr de ne pas être seul dans ce cas.

Après, l’art peut se situer où il veut, comme il veut, au coin de la rue des martyrs ou dans les jardins suspendus de Babylone, en 2012 ou il y a 26 siècles. J’ai lu très récemment, par exemple, une version des “Métamorphoses”, mais pas par Ovide, par bien bien mieux, et c’était absolument formidable, enrichissant, beau, fort.

Et c’est ce qu’on demande à l’art, nous emporter, nous transporter, nous élever, nous faire battre le cœur et nous rendre moins cons.

Enfin moi, c’est ce que je lui demande. Sans trop de véhémence. Poliment.

En disant “s’il vous plait”, et “merci”, et “pardon”, et “je t’aime”.

Et “encore”.

ADDENDUM/ Je crois que je suis plus du tout “addendum” en fait.


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3 commentaires

  1. […] Ici et maintenant, Diastème This entry was posted in culture et cyanure, Zitat by frédérique. Bookmark the permalink. […]

  2. parfois c’est vrai, parfois c’est tiré par les cheveux… « nous parle de notre monde contemporain »… et parfois c’est bien de ne rien reconnaître, c’est l’ailleurs enfin !
    Merci pour cet ici et maintenant, bonne nuit, Jade

  3. Gelas Julien dit :

    Cher Diastème,

    Je suis tombé par hasard, peut-être, sur ton texte. D’abord coïncidence ou non, je pensais à cela ces derniers temps, non pas dans le domaine des arts, mais de la philosophie et de la grande quincaillerie spirituelle de notre temps, où j’entends souvent dire ces choses, où ce besoin de trouver de l’actuel, de l’actualité, est si prégnant qu’il devient une forme de cloître dans lequel le discours évolue. Ce serait sans doute ennuyeux d’analyser les ressorts psychologiques de ce besoin, bien qu’ils semblent assez évidents.
    En philosophie, et ce pourrait être tout aussi bien le cas en littérature et en théâtre, on peut trouver le même geste, éminemment narcissique qui consiste à vouloir voir en l’autre la confirmation de soi-même. C’est humain, « trop humain » peut-être, mais surtout je partage ta pensée, cela peut être réducteur pour l’art.
    Je trouve étonnant d’observer qu’on donne d’ordinaire à la philosophie la vertu de nous montrer que ce que nous pensons, d’autres l’ont pensé avant nous, de façon plus profonde ou géniale, et cela non pas dans le but de nous confirmer, mais d’ouvrir le « moi » à une dimension plus universelle. Autrement dit dans le mouvement inverse donc.
    Cela me fait penser à une anecdote. Récemment, j’étais avec une actrice, nous étions tous les deux et dans ma poche j’avais emporté les « Noces » de Camus (depuis cet été il ne me quitte plus comme tu vois). La philosophie se résumait pour elle à un mot, elle en avait une vague idée, venant en plus d’un pays lointain. Comme je m’ennuyais un peu après avoir bien rigolé, j’essayais de lui parler de Camus (et non de sa pensée…), à demi attentive, elle me dit soudainement:  » Mais dis-moi, ce que tous ces philosophes ont pensé, c’est que je fais dans ma vie, pas vrai? ». Elle me dit ça non pas avec l’étonnement jouissif qui révèle une prise de conscience, mais avec le désir de voir que ce que ces intellos avaient pensé, elle s’en servait et que son moi pouvait les recouvrir. Ses yeux ne m’ont pas mentis.
    J’ai eu là sous les yeux exactement le phénomène à une échelle individuelle, de ce que tu notes. Il n’y a bien sûr pas de pierre à jeter, juste des sillons à tracer, intempestifs.

    Julien

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