Pédé

Là d’où je viens, la banlieue, Colombes, on n’aimait pas du tout les homosexuels. Dans la cité, au stade, dans la cour de l’école, pédé était l’insulte qui venait naturellement. Il y avait là des musulmans, des juifs, des catholiques, et tous s’entendaient sur ce point. Moi je jouais au foot, je faisais comme tout le monde, je traitais les gens de pédés – si l’on me traitait de pédé, je demandais qu’on répète, et si l’on répétait ça ne finissait pas bien.

Dans ma famille non plus, on n’aimait pas du tout les pédés. Mes parents sont de très bonnes personnes, mais ils ne trouvent pas ça “normal”. Par chance pour eux, ni ma sœur ni moi ne sommes homosexuels, alors c’est un sujet qu’on évite, qui n’est pas. Avec le temps cela va mieux, on en discute, ils se détendent, mais cela est viscéral chez eux, comme chez plein de gens, “normaux”, français d’origines espagnoles, italiennes, catholiques.

C’est une époque, aussi, je peux comprendre, même si aujourd’hui cela me choque, m’est intolérable à entendre. Ce n’était pas la France parisienne, cultivée, esthète, éprise de Jean Cocteau ou Genet, c’était une France de base, celle de Jean Gabin ou Lino Ventura, celle des bistrots, celle de De Gaulle – qui, lui, disait “youpin” ou “bougnoule”, sans que cela ne choque personne.

Ma découverte de l’homosexualité fut très contradictoire. J’avais dix ans, je venais de rentrer dans une chorale, le chœur de l’Opéra de Paris. Il y avait là des curés, des adultes, des voix d’hommes. Beaucoup étaient homosexuels. C’est quand nous avons commencé à faire des tournées dans le monde, partir deux mois à l’étranger, chaque été, que je me suis malheureusement rendu compte que certains, très peu, deux trois, étaient également pédophiles, et qu’ils étaient essentiellement là, non pas pour Fauré ou Verdi, mais pour les petits garçons. Je n’ai pas été victime, avec moi ils n’ont rien tenté, mais je les ai vus faire, me suis battu avec eux. Mais les temps étaient différents, c’était le début des années 80, il n’y avait pas eu Dutroux, tous ces drames, cela se savait, oui, depuis toujours, surtout avec les curés, mais on ne disait rien. J’aurais pu en dénoncer certains, à l’époque, et mes camarades victimes d’autant plus, je ne l’ai pas fait et eux non plus. J’ai juste fini par quitter ce chœur, que pourtant j’adorais tellement.

Je venais d’avoir seize ans, et je me suis lancé dans le rock, rock de banlieue, faire des concerts avec mon groupe, et ce milieu du rock était lui tellement homophobe ! Cela buvait de la Valstar, et cela traitait de pédale, de fiotte, de tarlouze. Milieu de bourrins, de rockeurs, d’anarcho hells angels de mes deux, de ploucs. Je quittais le chant grégorien, le Tedeum de Berlioz, pour jouer de la guitare saturée dans des fêtes de la bière, des Tremplins Rock, et autres conneries. Personne, dans ma bande, n’était homosexuel, et même sans le dire rien n’arrivait, même caché, même secret, rien entre des garçons. Nous nous intéressions aux filles, à la musique et aux filles, et si moi je n’étais plus homophobe, c’était seulement parce que j’avais vécu beaucoup plus de choses que les autres, j’avais rencontré des gens, des amis du chœur, formidables, homosexuels – et alors ? Nous avions vécu ensemble, en tournée, et certains étaient devenus des modèles, des types intelligents, fins, tellement drôles. Nous nous étions parlés, rencontrés. J’avais brisé cette chose horrible qu’est le communautarisme, j’étais sorti de mon milieu, de mes semblables, j’avais rencontré d’autres gens, d’autres pensées, d’autres âges, et ce fut la chance de ma vie.

À cette même époque, je devais être en terminale, ou en première, un camarade de classe est tombé amoureux de moi. Cela m’a surpris. Vraiment. Je croyais que c’était juste un copain mais un jour il a pris son courage à deux mains et est venu me déclarer sa flamme. Il m’a offert un disque pour mon anniversaire et m’a dit qu’il était amoureux de moi, qu’il savait que j’aimais les filles, qu’il ne se passerait rien, mais qu’il voulait me le dire, au risque que je ne lui adresse plus jamais la parole, que je le méprise, que je le répète à tout le monde. Cela ne m’a pas troublé, sexuellement j’entends, mais cela m’a touché. Je crois lui avoir fait deux bises pour le remercier de son cadeau – même si, à cette époque, les garçons s’embrassaient peu, voire pas, cela faisait trop pédé. Nous sommes restés amis, je ne l’ai dit à personne, je ne me suis pas moqué.

Et l’âge adulte est arrivé. Et la vie, les rencontres, les lectures. Les amitiés et les amours.

Je me suis rendu compte : j’ai été tellement con.

Ceux qui me connaissent bien savent que le rockeur de banlieue peut parfois cohabiter chez moi avec le dramaturge ou le metteur en scène épris de poésie. Je suis parfois un peu bourrin, je le regrette très vite, mais pédé n’est jamais une insulte dans ma bouche, je ne fais pas de différence. Il n’y a pas d’hommes et de sous-hommes, il y a juste les cons, les frustrés, les méchants, et les autres, les gens bien, et je me fous de savoir qui ils baisent, ou ce qui les fait bander.

Là je vois défiler les cons, les méchants, les tordus, les frustrés. Ces religieux horribles, menteurs, tous autant, de tous poils, et ces hommes politiques ignobles, calculateurs, teubés. Je vois qu’on leur laisse la parole, alors je parle, moi aussi. Je témoigne. Sincèrement.

Je me fous du mariage, mais les gens qui s’aiment et vivent ensemble, quels qu’ils soient, doivent avoir les mêmes droits, en 2012, dans ce pays qu’est la France – où certains de nos Rois furent de très belles tapettes. C’est la moindre des choses.

Et je ne crois pas, une seule seconde, qu’un enfant soit plus heureux, équilibré, parce qu’il aura un père et une mère, plutôt que deux pères, ou deux mères. Il faut qu’il soit aimé, c’est tout, et l’on se fout par qui. Ça ne regarde personne. Personne n’a à juger.

Ce n’est même plus que je ne crois pas : je sais. Je suis sûr de ça.

Les gens qui s’aiment, ici et maintenant, et quel que soit leur sexe, leur sexualité, doivent avoir les mêmes droits.

Et je ne comprends même pas que l’on puisse en débattre.

Reparler de ça.

Encore.

ADDENDUM/ Lisez Joseph Anton, de Salman Rushdie. Un livre magnifique. Une leçon. Et allez voir Nouveau Roman, au théâtre de la Colline, à Paris, avant le 9 décembre. Faîtes-moi confiance.


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9 commentaires

  1. bv dit :

    on est bien d’accord… cf mon post d’aujourd’hui sur le même sujet. on se trompe de débat.

  2. Boby dit :

    Très touché par ton témoignage.
    Ce qui me désole ces jours-ci, c’est que des personnes que je sais sencées, sensibles, humaines et respectueuses des autres se posent quand même la question : peut-on, doit-on toucher à la sacro-sainte institution du mariage ?

    Alors, simplement, merci.

    • Michel BRACHET dit :

      OK, belle tirade, mais …
      la définition du mariage reste « L’union d’un homme et d’une femme, consacrée par un ensemble d’actes civils ou parfois religieux et destinée à la fondation d’une famille ».
      Maintenant, on peut toujours prétendre que le vert est rouge (ou inversement), il suffit d’être daltonien…
      En dehors de ce problème essentiel de sémantique, deux êtres qui s’unissent doivent pouvoir bénéficier des mêmes droits.
      Mais ce n’est pas le mariage… et si l’on « s’en fout » comme vous dites, pourquoi le revendiquer????

  3. J’aime vraiment votre blog, j’ai vraiment aimé cet article

  4. Carine dit :

    J’ai reçu un mail aujourd’hui, qui fait référence à cet article :

    ça fait du bien de sentir que ce qu’on demande n’est pas une revendication égoïste, ça fait du bien de voir que des personnes hétéros soutiennent l’idée, ça fait du bien de voir que des personnes qui n’ont pas le désir de se marier veulent que la loi change pour que nous puissions nous marier. ça fait du bien de lire qu’il n’y a pas de lien entre l’hétérosexualité ou l’homosexualité des parents et l’enfance heureuse ou malheureuse de leurs enfants. ça fait du bien d’entendre « normal », « égalité », « républicain » à la place de « dangereux », « insensé », « pervers », « dégénéré ». ça fait du bien de voir que les gens puissent changer. ça fait du bien.

  5. alban78437 dit :

    En me renseignant sur un problème de dents je tombe sur le mot « diastème » qui est le nom savant pour les dents du bonheur. Alors je repense à Diastème le mec qui tenait le journal « 20 ans » à bout de bras quand il était jeune et pondait des articles vifs, mordants, avec pas mal de recul y compris sur lui-même. Du coup je viens aux nouvelles et je tombe sur cet article niais et consensuel, « bien dans l’air du temps »… Même pas un peu d’autodérision comme à l’époque; non, le beau rôle d’un bout à l’autre, le mec qui pense « bien comme il faut ». Diastème planait au dessus de « 20 ans » quand il y était, aujourd’hui il est devenu très lourd.

  6. MASQUELIER dit :

    Bonjour P,

    Colombes, SM… Plus de trente ans se sont écoulés depuis ces jours lointains et il faut que je tombe sur ton blog pour te retrouver ! Ah, nostalgie… Remarque, je t’ai souvent croisé plus tard à PX. Et bien, voici donc un petit bonjour de Bruxelles où je vis avec mon homme depuis 17 ans 😉 Porte toi bien.

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