Christiane

C’est très étonnant la politique, quand même. Je la suis depuis que je suis enfant. Comme je suivais le sport, ou la musique, le cinéma ou la littérature. Comment le goût de la politique vient-il à un petit garçon ? Sans doute parce que les histoires qu’elle raconte, pour peu qu’on y retire tout élan passionné, qu’on prenne un pas de recul, sont absolument fascinantes, feuilleton sans fin, Comédie humaine, Rougon-Macquart, Mémoires de Saint-Simon en vrai, personnages que l’on suit, que l’on voit, trahisons et rebondissements assurés.

Sans doute parce qu’elle me permettait aussi d’entretenir avec mon père une relation conflictuelle très joyeuse, égayant les repas du dimanche à coups d’engueulades homériques. On ne s’engueule jamais aussi bien que sur la politique, et rares sont les personnes avec qui l’on peut bien s’engueuler. Avec Christophe et Guy, par exemple, qui aiment la politique autant que moi, nous nous engueulons mal, nous nous forçons, pour le plaisir, mais cela ne dure jamais longtemps puisque nous sommes d’accord sur tout, ou disons presque tout. Avec mon père c’est formidable, et cela dure depuis trente ans, petite pièce de théâtre jouée en matinée, tous les quinze jours, dont l’intrigue est sans cesse renouvelée. Avant d’aller déjeuner chez mon père, comme je le fais demain, je me régale toujours des sujets de discussion : l’élection de François Hollande, mmmm…, une proposition de réduction du temps de travail, mmmm…, le vote du Mariage pour tous à l’Assemblée, mmmm... Je pense que ma sœur a la réflexe inverse, elle doit se dire : « Oh non, pas le Mariage pour tous, pitié ! » C’est une pièce de théâtre, il est vrai, qui n’intéresse que ses acteurs, les spectateurs paieraient pour qu’enfin, enfin !, on la retire de l’affiche.

Les personnages, en politique, sont absolument passionnants, et le temps, la durée, seul peut les révéler. Je me souviens de mon idole, par exemple, Michel Rocard, homme que j’ai profondément respecté, qui aujourd’hui, quasi gâteux, nous sort sa petite phrase méprisante sur “les homosexuels qui auraient dû se contenter du Pacs” – tout en restant pourtant alerte sur les sujets économiques. Je me souviens de Roselyne Bachelot, à l’époque du Pacs, justement, ses larmes à l’Assemblée, le respect que les gens de gauche eurent pour elle, elle que nous pensions, faute d’être compétente, au moins sincère, et qui parade aujourd’hui dans le poste, se vantant d’avoir quitté la politique pour faire la conne à la télé, qui n’a jamais été sincère. Et je me souviens de Christiane Taubira, haïe par les gens de droite – femme, noire, brillante, et ancienne indépendantiste, c’est un peu beaucoup pour eux, aussi par les gens de gauche, puisque c’était évidemment elle la responsable de ce 21 avril 2002, Le Pen au second tour, et Jospin dans les choux, à cause de sa candidature. Un Jospin adoré alors, mais la vieillesse est un naufrage, et le protestantisme (Rocard l’est également) pas extrêmement ouvert en matière sexuelle. Un Jospin isolé, que plus personne n’aimera, et qui ne laissera qu’une page dans les livres d’Histoire.

Au lendemain de son élection, donc, Hollande nomme Christiane Taubira ministre de la Justice. Et tout le monde lui tombe dessus. Ses six premiers mois sont un enfer, tout le monde veut se la faire, tout le monde la déteste, et voilà que ces débats absurdes sur le Mariage pour tous démarrent, ces 5.000 amendements hystériques, et la dame prend les choses en main, monte au créneau, au perchoir, au micro, se paie les plus crétins du lieu, les Jacob, les Mariton, les Douillet, la lie de la lie, le très bas de gamme, et se les paie avec panache, une classe insensée, à trois heures du matin, tenant bon, parlant bien, et récitant par cœur ce poème magnifique, que je ne connaissais pas, de Léon Gontran-Damas. Même Le Figaro a applaudi, avec deux doigts peut-être mais il a applaudi, consacrant un article à son goût pour Damas, Aimé Césaire, Emile Zola, et René Char.

Christiane est devenue une idole. Depuis dix jours, un statut Facebook sur deux est consacré à sa gloire, un article sur deux, commentant ses écharpes, ses envolées lyriques, ses colères, ses fous rires. Ceux qui la haïssaient l’adulent. Et les plus goguenards, dont je suis, la saluent. C’est son moment : Impose ta chance, disait René, serre ton bonheur, et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.

Je n’ai pas encore parlé de Christiane Taubira à mon père. C’est sur ma liste.

J’ai hâte.


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2 commentaires

  1. C’est fou de réussir à se réjouir d’entendre son père dire des conneries… Moi ça me hérisse le poil. Il faudra que tu m’expliques!

  2. Vinvin dit :

    +1 !

    (on vit dans un monde où un +1 signifie une adhésion totale mais fainéante)

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