L’Histoire de la Danse

Je danse comme un manche. Voire certains manches danseraient mieux que moi. Mon âme est d’une très grande finesse mais mon corps est épais et lourd, bâti comme un centurion – comme dit Thierry Godard, primus pilus du bataillon.

Tough guys don’t dance.

Mon sens du rythme fit illusion à l’époque des sorties en boîte, puis j’ai vite préféré le pogo, moins pour le côté mélodique que pour mes épaules de troisième ligne. Disons que j’étais meilleur en pogo qu’en smurf, même si je n’ai jamais smurfé, jamais, je le jure sur la vie de ma mère, que je meure à l’instant si je mens.

Je ne dansais pas, donc, mais je regardais les gens danser. Ravages du Père Noël est une ordure : « Moi-même je suis un piètre danseur, je danse très mal, et pourtant je ne perds jamais une occasion de m’amuser, et vous savez pourquoi ? Parce que je me fiche de l’opinion des autres, et vous devriez en faire autant, voilà la solution, merci monsieur Mortez. » Se ficher de l’opinion des autres, et moi je me régalais. C’est tellement drôle les gens qui dansent, surtout ceux qui croient qu’ils dansent bien, qui se regardent danser en dansant, les garçons qui se veulent ondulants, sexy, graciles : Tu as vu comme je fais l’amour ? Eh bien non, étonne-toi, je suis seulement en train de danser ! Je dis ça car parfois l’on confond. Même les filles qui dansaient bien me faisaient rire. La danse me faisait rigoler. Je ne connaissais pas Pina Bausch, je ne connaissais pas Sidi Larbi Cherkaoui, je ne savais pas que Nietzsche avait écrit ceci : « Une journée sans danser est une journée perdue ». Je n’étais qu’un crétin lourdaud, rugbyman de mes deux, qui ne savait même pas que le Haka était une danse, une danse chantée. Et j’ai été ce crétin jusqu’à mes quarante ans.

J’ai déjà raconté cette histoire – dans ce fabuleux texte que vous trouverez ici. Les Hommes en jupe, cela s’appelait. Si vous n’avez pas que ça à foutre je vais résumer en peu de mots. Pour les besoins de mon premier film, Le Bruit des gens autour, j’ai dû m’intéresser à la danse. Et j’ai eu la grande chance de travailler avec l’un des meilleurs chorégraphes au monde, Sidi Larbi Cherkaoui. Léa Drucker jouait une danseuse-chorégraphe dans ce film, elle dansait, et Larbi a écrit ses passages, et nous avons travaillé avec lui, pendant des mois, à Anvers, dans son “laboratoire” comme dit Léa, avec une assistante qui n’était autre que Kaori Ito, devenue aujourd’hui une très grande chorégraphe et danseuse – allez voir ses spectacles, vous n’en reviendrez pas.

Je n’en suis pas revenu.

Danser c’est lancer des balles, comme disait à peu près Alain Souchon, qui lui aussi danse très très mal. Eh bien j’ai reçu toutes ces balles, la danse m’a transpercé, lancé dans un autre univers. Je pense que depuis dix ans j’ai vu autant de spectacles de théâtre que de danse. Je vais voir de la danse, j’ai même vu Pina Bausch, vu de mes yeux vu, elle était assise à côté de moi au Théâtre de la Ville, et c’était son dernier spectacle, elle rejoindra les anges quelques semaines plus tard. L’impression d’être assis à côté de Jacques Prévert, des frissons partout. La chance du débutant.

Pina Bausch, Jan Fabre, Jan Lauwers, Akram Khan, Anne Teresa de Keersmaeker, Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Philippe Decouflé, Olivier Dupuis, Alain Platel, Edouard Lock, Kaori Ito, Sasha Waltz, Angelin Preljocaj, Wim Vandekeybus… Que ces noms (à coucher dehors pour certains, disons quand même ce qui est) sonnent doux à mes oreilles et mes yeux. Quel bonheur ces génies, depuis dix ans, m’ont apporté. Plus je crois que les écrivains, plus que les cinéastes, plus que les musiciens – et ça m’arrache un peu la peau du cul de dire ça, même s’il n’y a rien de plus vrai que cette vérité vraie. Dire que j’aurais pu, ma vie durant, ne pas les connaître – même en regardant Danse avec les Stars le samedi, ou le vendredi je ne sais pas, même en participant chaque année à la Full Moon Party à Goa, même en allant au Technival, même en prenant le Technival (changer à Réaumur, ligne 13), même en ayant dansé le Mia.

J’ai depuis quelques mois cette idée de roman : Bolchoï cela s’appelle. L’histoire d’un homme de quarante ans, qui n’a jamais dansé, qui danse comme un manche, et qui décide de se mettre à la danse. J’ai commencé, cela me plaît bien. Merci de ne pas me piquer l’idée.

ADDENDUM/ Une journaliste m’a récemment fait remarquer qu’il y avait toujours une scène de danse dans mes pièces ou dans mes films (le pogo d’Un Français compte). Elle m’a demandé pourquoi. Mais vraiment de quoi je me mêle.

© Léa Drucker dans Le Bruit des gens autour, photo de répétition que j’aime bien, au Cloître des Célestins, signée Philippe Guilbert.


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1 commentaire

  1. Martine alaplage dit :

    bravo..superbe description que cette idée de la danse. ..
    même si je ne suis pas pilier de rugby…j’ai ressenti plus d une fois cette sensation de danser comme un manche. ..
    mais cette poésie que nous apporte les danseurs danseuses me transporte dans un ailleurs et transcende la musique. ..la vie tout simplement ..tout un art..
    M

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